Chapitre 3 Moi, Wawaï, le futur chef de notre
Chapitre 3
Moi, Wawaï, le futur chef de notre clan quand nos anciens ne seraient plus en possessions de tous leurs moyens et si les esprits m'accordaient la faveur de vivre assez longtemps pour le diriger, me trouvais bien loin des bords mouvementés de la rivière où l’homme aux cheveux rouges venait de perdre tragiquement sa vie. Comme moi, mon oncle Roïg, ce robuste traqueur aux yeux bleus —ce bleu différenciant nettement les membres de notre clan de ceux des autres— était lui aussi bien loin de se douter du drame se déroulant à la limite de notre territoire, limite finissant là où commençait celui des hommes du clan de Yorg et dessinée par les caprices de la rivière.
Eût-il été témoin de cette scène cruelle qu’il ne serait pas resté comme un spectateur avide de sensations. Surmontant son appréhension naturelle et nous encourageant à le suivre, il aurait pénétré dans les eaux profondes pour venir en aide à ce chasseur allié jusqu’à la limite où celles-ci deviennent si fortes qu’il vaut mieux ne plus les braver davantage pour ne pas risquer de se faire emporter par les flots.
A vrai dire, nous ne l'aurions pas suivi car bien plus intrépides que nos aînés dans le milieu aquatique pour nous y ébattre de temps à autre et dénicher coquillages et bestioles diverses entrant dans notre consommation alimentaire, mes deux cousins, notre jeune frère Avrach et moi aurions franchi encore plus facilement cet obstacle qui avait longtemps rebuté tous nos chasseurs adultes. Pas que l'eau leur fit peur, loin de là, mais parce qu'ils craignaient de s'enfoncer dans des profondeurs ne leur assurant aucune sécurité, la rivière se montrant parfois si imprévisible, le courant si fort, le fond si incertain…
Mes frères de chasse et moi nous jetions des petits coups d'œil de connivence lorsque nous les observions tenter de nous suivre dans nos ébats aquatiques. Parfois, accrochés à des branchages, nous nous laissions flotter sur l'eau en agitant nos pieds maladroitement, avec beaucoup d'appréhension je dois l'avouer, mais en restant relié à l'un des nôtres par l'intermédiaire d'une longue lanière de cuir. Ainsi, en cas de problème, il pouvait facilement nous ramener sur la rive et nous évitait d'être emporté par un courant que nous avions sous-estimé.
La détermination des Longs bras se serait rapidement évanouie devant nos sagaies meurtrières et le chasseur acculé en aurait profité pour se soustraire à sa funeste destinée.
Je n'apprendrai que plus tard, lors de notre rencontre avec eux, que les Cheveux rouges comme nous les appelions, croyaient encore fermement dans cette superstition du Hou-huo. Nous les Hamigs savions depuis longtemps, parce que le vieux Paganou qui y avait cru dans sa jeunesse nous avait dit que ce cri puissant provenait de l'appel d'un rapace nocturne et que les esprits n'avaient rien à voir dans ces démonstrations bruyantes, que nous n'avions rien à craindre de cet animal. Au contraire, il berçait souvent nos nuits quand il ne les perturbait pas...
Des vautours planaient haut dans le ciel. Ils n'étaient pas les seuls. Plus bas, à un niveau inférieur, des buses tournoyaient aussi en poussant des cris stridents et quelques faucons crécerelles faisaient du surplace de temps à autre à l'affût d'un mouvement dénonçant la présence d'un rongeur. Des pies nous suivaient à distance respectueuse, se gobergeant des gros insectes que nos pieds faisaient fuir. Elles profitaient de cette manne et nous avertissaient des dangers quand elles s'envolaient bruyamment à tire-d'aile.
Ce jour là, je ne compris pas bien les motivations de Roïg. Il commettait une imprudence inhabituelle que mon âge et le respect dû au chef du clan m'empêchaient de lui reprocher. Pourquoi s’aventurait-il par cette chaleur torride si loin en terrain découvert alors que de toute évidence nous rentrerions bredouilles de cette chasse hasardeuse ? La raison eut voulu qu’il fit demi-tour sans plus attendre pour réintégrer notre campement au plus vite. D'ailleurs, nous n'aurions jamais dû le quitter. Mais il s’obstinait. Son subconscient, j'en étais certain, ne le ménageait pas et lui imprimait des scènes cauchemardesques au fond de son cerveau, l’incitant par ce moyen à battre en retraite. Mais mon oncle, même s'il les trahissait par instants, n’était pas homme à se laisser dominer par ses impressions, si persuasives fussent-elles. Je savais comme mes frères de chasse qu'il ne renoncerait pas facilement au but qu’il s’était donné.
Ce n’était pas la première fois qu’une pareille chaleur étouffante pesait sur ses épaules. Il en avait vu d’autres et tentait de définir ce que lui réservait celle-ci. Parfois, la colère du ciel mettait plusieurs interminables journées avant de se déclarer. Mais il arrivait aussi qu'elle éclatât violemment en surprenant tout le monde.
Mû par l’espérance d’abattre un animal dans les délais les plus brefs et spéculant sur le temps qu’il nous restait avant que ne se déversât sur nous les trombes d’eau prévisibles, Roïg s’entêtait avec une audace condamnable et se dirigeait vers une petite famille de chevaux sauvages qu’il distinguait au loin devant lui. S’il parvenait à les atteindre et à se saisir de l’un d’eux, ce ne serait plus qu’une course de vitesse pour regagner la sécurité de notre campement. Il y croyait fermement.
La docilité avec laquelle les autres le suivaient dans cette entreprise m'étonnait. Aucun murmure de protestation ne s'élevait. Nul ne rechignait. Pourtant, tous savaient comme lui que la colère du ciel n’épargnerait personne et qu’il ne ferait pas bon s’éterniser dans la plaine quand elle éclaterait.
Légèrement sur sa droite, les silhouettes graciles d’une harde d’antilopes paisiblement occupées à brouter et, juste avant les premières collines naissantes, à la limite de l’horizon, une multitude de petites taches noires et massives ne lui avaient pas échappé. Ces dernières l’inquiétaient. Rencontrer et devoir approcher un troupeau d’aurochs impétueux ou de bisons bossus ne présageaient jamais rien de bon. Les affronter s’ils se sentaient menacés et chargeaient brusquement serait catastrophique. Les mâles puissants et combatifs ne laissaient pas facilement approcher les prédateurs et fonçaient avec brutalité sur tout ce qui bougeait dès qu’ils se sentaient inquiétés. Le temps lourd et orageux et la chaleur oppressante ne faciliteraient pas une fuite rapide en cas de débandade. Il valait mieux éviter ce genre de rencontre et ne pas succomber sous les cornes meurtrières.
Avant son départ, mon grand-père, le vieux Norlig surnommé aussi Paganou, l’ancien de la tribu qui défiait le temps à la manière des roches résistantes à l’érosion, avait clairement expliqué d’une voix ambiguë qu’il n’était pas certain que les esprits nous accompagneraient dans une traque qui ne nous apporterait que des ennuis. S’il faisait souvent preuve de diplomatie, Paganou ne mâchait jamais ses mots à propos des expéditions de chasse, surtout quand il s’adressait à Kloufig, notre chaman bâtard. « Celui-ci ne possédait pas une intelligence suffisante et ne pouvait communiquer harmonieusement avec les nombreux esprits », disait-il avec causticité, déjà que certains mots de la langue hamig très élaborée lui étaient impossibles à prononcer, conséquence d'un lourd atavisme l’empêchant ainsi de rivaliser verbalement avec les chasseurs évolués. « Les esprits préféraient sûrement se boucher les oreilles avec de la cire d’abeille plutôt que d’écouter les inepties grotesques d’un être dont le clan se serait bien passé, et devaient certainement par un temps pareil se reposer dans la fraîcheur de leurs grottes inaccessibles, profondes et mystérieuses », ajoutait-il avec virulence.
Toutefois, avait-il émis avec confiance tôt dans la matinée, une fois n’étant pas coutume et s’il ne traînait pas, Roïg pourrait tenter de se passer de l’assistance de ces esprits versatiles et se lancer avec ses chasseurs sur la piste d’un gibier. Il verrait bien… Les Hamigs ne faisaient-ils pas preuve d'initiative en permanence ?
Il était vrai que depuis plusieurs générations nous autres Hamigs possédions la réputation d’innover dans de nombreux domaines mais faisions preuve depuis quelques temps d’une inertie régressive qui n’était pas du goût du vieux Norlig. Pourquoi ne pas tenter quelque chose ? Si les esprits s’en froissaient, ils nous le feraient savoir d’une manière ou d’une autre…
Courbé en deux et tenant fermement ses sagaies dans ses larges mains calleuses, Roïg se remémorait les paroles de l’ancien dont on chuchotait dans l’obscurité des cabanes que son exceptionnelle longévité défiait le temps et les esprits en permanence. On murmurait aussi qu’il puisait cette vivacité exceptionnelle dans la griffe d’ours dont il ne se séparait jamais. Une griffe bien plus vieille que lui… et qui attisait bien des convoitises.
Roïg s’engagea prudemment, suivi des autres chasseurs, dans de hautes herbes succédant brusquement à l'océan de fleurs que nous venions de traverser. Un mélange de couleurs foisonnant d'insectes et dégageant des senteurs nous rappelant celle du miel. Un océan ensoleillé qui allait bientôt subir la colère d'un ciel dévastateur. Un océan survolé par de nombreuses hirondelles revenues depuis peu et dont on ne savait ce qu'elles devenaient durant les saisons froides.
Les hautes herbes nous dissimuleraient en partie à la vigilance de l’étalon farouche, avantage indéniable mais à double tranchant. Un grand fauve à crinière pouvait, lui aussi tapi dans la végétation, attendre qu’une proie potentielle passe à sa portée pour s’en saisir, profitant de l’effet de surprise, semant la mort et la panique. Tout en avançant rapidement, Roïg redoubla d’attention, ses sens en éveil.
Les serpents qui faisaient légions dans certains endroits représentaient eux aussi un danger non négligeable. Quelques espèces redoutées possédaient du poison capable de terrasser rapidement le chasseur le plus fort et si les hommes les différenciaient facilement, reconnaissant les venimeux au premier coup d’œil, ils ne voyaient pas toujours les reptiles quand ceux-ci s’adonnaient mollement à leurs siestes digestives ou se chauffaient au soleil, ne percevant pas leur approche à temps pour pouvoir s’enfuir.
On ne comptait plus les chasseurs qui par le passé avaient malencontreusement marché sur l’un d’entre eux et avaient, pour certains, vu les contours de la porte des territoires obscurs se refermer devant eux avant d’y être admis. Délesté d’une grande partie de son venin sur la proie qu’il venait d’engloutir avec difficulté, le serpent n’en disposait plus d’une dose assez forte pour exterminer totalement son agresseur. D’autres chasseurs moins chanceux avaient offert le spectacle d’une mort douloureuse à leur famille consternée et impuissante.
Des rongeurs, gerboises, mulots, musaraignes, rats des moissons et campagnols, petites boules soyeuses sans cesse sur le qui-vive, se débinaient en se faufilant prestement entre les touffes de graminées et disparaissaient promptement aux entrées de leurs nombreuses galeries. Ils pullulaient de partout, se gorgeant des graines et des jeunes pousses. Là où il y avait des rongeurs se trouvaient aussi leurs prédateurs. Roïg le savait et n’en appréciait que mieux ses bottes épaisses. Mais en y songeant lorsqu’il entendait les froissements dans les herbes, il regrettait qu’une des lois de notre clan interdit à nous autres adolescents d’en porter avant notre maturité et que nous dûmes encore nous déplacer pieds nus. Il serait temps, pensait-il, de changer quelques-unes de ses lois bien trop rigoureuses à son goût. Elles n’avaient plus lieu d’être et la protection de la progéniture du clan commençait par lui éviter de succomber aux morsures des serpents. Cette évidence s’avérait si injuste qu’elle lui causait un désagréable sentiment de culpabilité. Mais le clan vivait depuis longtemps sous la contrainte de ces règles qui dataient d’une période révolue — certaines remontaient à si loin qu’on ne savait même plus pour quelles véritables raisons elles avaient été conçues — et n’osait y apporter du changement sous prétexte qu’on froisserait les esprits. En fait, malgré les nombreuses innovations, on se complaisait dans ce qui était établi. Une véritable source de conflits ! Evoluant au même rythme que l’industrie des armes et l’élaboration d’un artisanat rupestre de plus en plus poussé, nous trahissions souvent par notre comportement des velléités de rébellion envers ce que nous considérions comme des injustices ou des obligations archaïques. Mais nous savions aussi que nos anciens avaient bien du mal à se libérer de leurs habitudes et encore plus de leurs coutumes. Ils s’y vautraient avec inconscience comme si elles représentaient des pelisses de sécurité doublées de nombreux privilèges qu’ils désiraient conserver par tous les moyens et sans les partager.
Heureusement pour nous, jeunes hamigs, le vieux Norlig ne faisait pas partie de cette catégorie de personnages et s’il maintenait notre clan dans une poigne de fer malgré sa vieillesse, il savait aussi remettre en question toutes ces anciennes coutumes qui lui semblaient parfois désuètes et inutiles.
Lorsqu’il nous affirmait que de son temps on marchait pieds nus jusqu’à l’âge adulte pour s’aguerrir et qu’on ne s’en plaignait pas parce qu'un chasseur nus-pieds avance plus vite que chaussé de lourdes bottes, nous répondions que dans la région où il avait été élevé, il ne devait y avoir ni serpent ni chardon ou plante épineuse… Nous avions tort ! Le monde des rampants ne connaissait pas de limites… Mais ce n’était pas l’interdiction du port de ces grosses et lourdes bottes de fourrures lacées jusqu’au-dessous des genoux qui nous révoltait le plus, mais le fait qu’il nous le soit arbitrairement interdit. Nous savions pourtant que le temps n’était plus très loin où nous les chausserions pour la première fois et qu’elles nous feraient perdre beaucoup de vitesse. Nous ne pourrions plus alors rabattre les proies en les coursant à la vitesse du vent. Malgré cet inconvénient, il nous tardait d’en avoir l’autorisation.
Nous avions abandonné très tôt le matin la sécurité de notre campement. Celui-ci se situait dans une clairière aux abords d'une petite source et se nichait contre les parois protectrices de hautes falaises abruptes. Nous avions traversé la forêt sombre et humide, empruntant ses étroits sentiers sinueux parsemés de racines saillantes et noueuses et depuis un bon moment, nous nous aventurions gaillardement dans une vaste plaine qui ne nous offrait que peu de protection. Seuls, émergeant des vagues vertes et lanugineuses de cet océan végétal frappé d’inertie, quelques rares arbres aux troncs torturés, encombrés de nids et d’oiseaux batailleurs, très éloignés les uns des autres, pouvaient encore nous servir de refuge en cas d’agression d’un fauve affamé ou de la rebuffade furieuse d’un herbivore vindicatif. Encore fallait-il les atteindre. Pour cela, Roïg avançait en zigzag, restant à proximité de ces îlots salutaires. Les derniers massifs de buissons épineux qui les reliaient encore à la forêt s’estompaient peu à peu.
Nous venions d’en contourner largement les derniers et nous nous approchions d’une énorme roche erratique qui n’avait rien à faire dans ce paysage, lorsque, soudain pris d’un doute, Roïg se retourna et regarda derrière lui. D’avoir reporté ses pensées sur nous autres flirtant avec la poussière du sol de nos orteils dénudés avait déclenché comme un signal dans son subconscient et l’incitait à se livrer à une inspection. Sur sa gauche, son frère Inig, qui était mon père, et ses cousins Taousig et Willig le suivaient. Un peu plus loin en arrière, quatre autres chasseurs du clan des Gwars, clan allié et partageant malheureusement notre intimité depuis de si nombreuses saisons qu'on ne pouvait les compter que difficilement, suivaient aussi en tentant de ne pas perdre le contact avec les jeunes qu'ils avaient entraînés à leur suite. A une portée de javelot de lui, mes deux cousins Naouka et le gros Naoulig, l’ayant vu se retourner, l’observaient attentivement avec une anxiété visible sur leurs visages. Je ne pouvais pas non plus dissimuler la mienne.
— Que craignions-nous donc ? semblait-il se demander. Qu’avions-nous à cacher qu’il ne devait découvrir ? Dans quelle exaction nous jetait encore l’exaltation inhérente à l’âge critique de l’adolescence ?
Nous portions tous de longues sagaies, pointes tranchantes de silex taillé, fortement ligaturées sur des manches polis avec soin. Nous possédions tous un propulseur d’une trentaine de centimètres qui augmentait la longueur et la puissance de nos tirs. Nous savions tous que notre chef nous menait vers un troupeau de chevaux dont nous distinguions les formes prometteuses.
Roïg passa l’une de ses mains sur son torse dégoulinant de sueur, infiltra ses doigts dans ses poils hirsutes, chassa une nuée de mouches d’un large mouvement de chevelure et renifla. Malgré l’absence de vent, la forte et insoutenable odeur se dégageant de la toison fournie des Gwars lui chatouillait désagréablement les narines. Comment aurait-elle pu échapper aux proies dont le flair s’avérait bien meilleur que le sien ? De plus, ces êtres grognaient continuellement pour rester en communication les uns les autres, comme s'ils craignaient de se perdre dans les hautes herbes…
Roïg soupira de mécontentement et embrassa notre petite troupe d’un regard attentif. Sans compter, il s’aperçut immédiatement avec stupeur que l'un de nous brillait par son absence. Impensable ! Son instinct ne l’avait pas trompé. Les alentours qu’il scruta attentivement ne lui donnèrent aucun résultat. Mais, où était donc passé Tiosha, notre jeune frère avrach qu’il avait sauvé d’une mort certaine quelques années auparavant et qu’il avait élevé avec nous comme s’il avait été l’un des nôtres ? Quelle idée s’était encore emparée de son cerveau d’adolescent irréfléchi pour le soustraire à la cohésion du groupe et l’incitait à déroger une nouvelle fois à l’une des règles les plus élémentaires de notre clan ? Cela devenait une habitude fâcheuse qu’il allait falloir réprimer au plus vite avant qu’elle ne prît des proportions catastrophiques. On n’innoverait pas dans ce sens là. Roïg sentit l’énervement le gagner. Il ne suffisait pas de cette chaleur…
Fortement bâti, ce grand chasseur possédait un crâne volumineux sur lequel s’épanouissait une épaisse chevelure retenue et serrée en arrière par un lacet de cuir comme le faisaient les Cheveux rouges. Trahissant nos origines magdaléniennes, ses proéminentes et broussailleuses arcades sourcilières abritaient de grands yeux bleus dans lesquels filtraient par instants de vives et intelligentes lueurs. Ses épaules massives et musculeuses encadraient un cou épais d’où saillaient de grosses veines lorsqu’il contractait fortement ses mâchoires carrées. D’autres, pareilles à un réseau de racines aériennes sillonnant le sol d’un tortueux sentier de forêt, parcouraient ses avant-bras et la surface supérieure de ses larges mains. Conçu sur les mêmes paramètres, son torse habitué à emmagasiner de grandes quantités d’oxygène se couvrait d’une toison de poils noirs teintée de gris. Très développées, ses jambes prouvaient son aptitude à la marche et au transport d’énormes quartiers de viande sur de longues distances.
Sentant la colère monter en lui, ses fortes mâchoires carrées se contractèrent, ses épais sourcils se froncèrent et ses grands yeux bleus se rétrécirent, accentuant le tracé des rides que le soleil et le vent avaient sculptées sur son large front. D’un pas souple et décidé, il se dirigea vers Naouka, son fils.
Il n’avait pas fait une dizaine de foulées que son frère Inig, mon père, le rappela et lui montra quelque chose du doigt. Il revint sur ses pas à contrecœur et aperçut au loin une colonne de poussière qui montait vers le ciel, semblait se précipiter sur nous.
— D'autres animaux fuient et se rapprochent des petits chevaux, émit Inig en portant ses mains en visière. Seraient-ils les proies d’autres chasseurs ?
Il craignit soudain que par cette chaleur ce fût le feu embrasant les graminées et les dévorant à grande vitesse. Mais il ne vit aucune flamme et se rassura un peu.
— Ce sont sûrement d’autres chevaux, reprit-il avec peu de conviction. Ou peut-être des ânes. Seuls, les chevaux et les ânes avec leurs sabots peuvent soulever autant de poussière !
Légèrement plus petit que son frère et beaucoup moins puissant, mon père lui ressemblait énormément et s’il n’y avait eu ces petites différences anatomiques et quelques années d’écart, on aurait presque pu les prendre pour des jumeaux. Inig se fiait à lui dont la sagesse n’était plus à prouver et acceptait la plupart de ses décisions sans discuter. Roïg reconnut que son frère parlait avec raison mais lui rappela que les gros herbivores en soulevaient autant et qu’à cette distance il était très difficile de déterminer quelle espèce animale venait à leur rencontre et qu'il serait désagréable de devoir fuir devant un troupeau d'aurochs énervés.
Les quelques jours de grosses chaleurs qui venaient de sévir avaient desséché le sol entre les touffes de graminées et dans un galop effréné, les animaux l’arrachaient en fines particules et les projetaient vers le ciel. Le grand chasseur plissa les yeux pour mieux regarder.
— Ce sont d’autres chevaux, finit-il par dire d'une voix rassurée. Tu as raison, Inig. Ils viennent sur nous. Mais pourquoi ?
Cela ne lui plut pas. Une telle galopade par une chaleur pareille laissait à penser que les animaux fuyaient un danger. Taousig venu les rejoindre avança des hypothèses et le conforta dans ses déductions.
— Ou c’est cette vermine volante qui énerve tout le monde qui les affole et ils courent pour leur échapper ou ils sont pourchassés par des fauves à crinière.
Des nuées de mouches et d’insectes piqueurs nous harcelaient, attirées par l’odeur de la sueur qui se dégageait de tous nos corps. Agacés, nous les chassions, mais celles-ci s’acharnaient et revenaient sans cesse avec obstination.
Inig secoua la tête en signe de dénégation.
— Des fauves à crinière auraient déjà abandonné… et puis… ils ne chassent qu’à la tombée de la nuit ou aux premières lueurs de l’aube à proximité des points d’eau… dans des endroits faciles… sans trop se fatiguer… Il fait bien trop chaud pour les voir remuer ne serait-ce qu’une paupière…
— Ils ne poursuivent jamais très longtemps le gibier et tu as encore raison, Inig, ils chassent plutôt à la tombée de la nuit, confirma Roïg. Comme les léopards et les grands tigres qui, heureusement, ne se rencontrent que rarement sur notre territoire. La chaleur n’est pas vraiment leur amie. Mais… ce n’est pas toujours vrai. Il leur suffit d’une occasion pour qu’ils la saisissent. Nous le savons tous.
C’était parfaitement exact. Les conséquences tragiques du jeu de la proie et du prédateur se résumaient souvent dans un concours de circonstances, d’opportunités. Il y avait tellement de variantes, de possibilités… Faire le bon choix pour ne pas subir un cuisant échec résultait d’un sens de l’observation très développé et de discernement. Inconnus dangereux des équations lors de chasses hasardeuses, les fauves n’en étaient pas dépourvus et résolvaient ces mathématiques compliquées à leur manière.
Se rapprochant d’eux d’une démarche chaloupée, Marda le Gwar au torse incroyablement large et musculeux poussa un grognement. Plus petit que nous autres, il ne voyait pas si loin et tentait de se redresser pour regarder au-dessus des hautes herbes.
— D’autres chevaux, lui dit Roïg en fronçant les sourcils. Ils viennent vers nous à toute vitesse. Ils doivent être poursuivis.
Marda grogna de nouveau et gratta sa fourrure avec frénésie. Poursuivis ? Par qui ? semblait-il demander silencieusement.
— Je ne sais pas ! reprit Roïg avec une pointe d'inquiétude.
Il savait comme les autres que les meutes de loups préféraient forcer leur gibier au cœur des domaines sylvestres et ne s’aventuraient que rarement dans la vaste plaine pour ne pas avoir à s'expliquer avec les meutes de grandes hyènes, mais il n’excluait pas la possibilité que cela en soit une, que les grands tigres chassaient dans les endroits escarpés et touffus et que les fauves à crinière se fatiguaient très vite et préféraient tendre des embuscades.
Les chevaux se rapprochaient de plus en plus rapidement et la famille que nous convoitions, en alerte et effarouchée par les nouveaux arrivants, venait de s’enfuir sur notre droite, nous échappant totalement.
— C’est une meute de grandes shives, murmura enfin Willig qui n’avait pas encore ouvert la bouche, d’une voix presque inaudible. Il vaudrait mieux partir et se mettre en sécurité.
Beaucoup moins massif que Roïg et plus mince qu’Inig et que Taousig, ce chasseur âgé d’une vingtaine de printemps redoutait au plus haut point les affrontements avec les prédateurs. Ce n’était pas vraiment de la couardise mais l’une de ses expériences personnelles qu’il n’avait pas partagées avec les autres l’incitait justement à ne pas la renouveler. Les cicatrices bourrelées et disgracieuses imprimées en relief sur ses jambes, ses bras, ses épaules et son torse laissaient à penser qu’il avait eu quelques temps en arrière affaire à l’un d’entre eux. En fait, il s’était fait surprendre par trois grandes représentantes, déterminées à lui faire la peau, de ces animaux qu’il soupçonnait de poursuivre les chevaux, un jour qu’il cherchait du bois pour confectionner des manches de sagaies. Il n’avait dû son salut qu’à ses frères alertés par ses cris. Néanmoins, si ces derniers regrettaient parfois de ne pas arborer de telles cicatrices prouvant qu’ils auraient vaillamment combattu de redoutables fauves, ils ne tenaient nullement à passer de longues semaines entre la vie et la mort comme l’avait enduré Willig.
— Oui, acquiesça Roïg en lui jetant un rapide coup d’œil. Ce ne peut être que des shives, ces immondes hyènes des cavernes, charognards et puantes. On commence à percevoir leurs sinistres glapissements.
Charognards et puantes, certes, mais en nombre important elles devenaient téméraires, dangereuses, et entreprenaient des chasses où elles forçaient le gibier sur de longues distances. Inig le savait et voulait comme Willig partir pour la sécurité du groupe.
— Si elles n’arrivent pas à coincer l’un de ces petits chevaux et qu’elles nous aperçoivent, elles s’en prendront à nous. Elles ne reculeront devant rien. Mieux vaut se mettre à l’abri. L'endurance et la patience sont leurs meilleures armes.
Roïg regarda son frère d’un air amusé.
— Où veux-tu que nous nous mettions à l’abri si elles nous aperçoivent et se jettent sur nous ?… Les fauves à crinière sont plus sages. Ils se tiennent tranquilles.
— Nous aurions dû les imiter, avança timidement Taousig en espérant que Roïg donnerait le signal du retour.
Il n’en fut rien. Bien qu’il perçût pour la première fois une pointe de reproche, le grand chasseur n’en tint aucun compte et se contenta de faire un geste vague.
Inig qui attendait la même chose sans trop y croire soupira. Il connaissait trop bien son frère et savait que celui-ci ne se résoudrait à battre en retraite que si les hyènes faisaient mine de reporter leur attention sur nous. Mais il serait trop tard pour opérer un repli en toute sécurité. Nous devrions faire face et nous défendre sauvagement. Nos sagaies effilées causeraient sans doute des ravages, cassant les velléités des plus hardies au plus vite et incitant les autres à ne pas trop insister. Mais, dans ce genre de confrontation, l’issue du combat restait toujours incertaine et malheureusement, les cris des agonisants, hyènes ou hommes, attireraient certainement des prédateurs d’une autre envergure n’attendant qu’une opportunité pour se nourrir sans se dépenser. Peut-être, avec un peu de chance, à défaut de cheval, mangerait-on de l’hyène dans la soirée…
— Les Gwars ont emmené beaucoup de jeunes et ils courent moins vite que les nôtres…
Roïg fit un nouveau geste vague. Cela ne concernait que Marda. Libre au puissant chef des Gwars d’emmener avec lui qui il voulait des siens, même s’il jugeait certains d’entre eux trop jeunes pour suivre des chasses aussi longues et dangereuses, du moment qu’il s’en occupe sans lui créer de problème. Le grand chasseur avait suffisamment à faire pour contrôler les pulsions parfois inconsidérées de sa petite meute à lui.
Sachant de quoi il retournait, Marda, d’un geste de sa grosse main velue et d’un grognement aigu qu’il émit en retroussant légèrement ses lèvres épaisses, rassembla ceux de son clan autour de lui. Son instinct grégaire voulait qu’ils ne se dispersassent pas. S’ils devaient fuir, ils fuiraient tous ensembles et dans la même direction. D’ailleurs, si les choses se gâtaient, il n’attendrait pas l’ordre de Roïg et le planterait sur le terrain, lui et les siens.
— Attendez ! leur intima Roïg en se tassant le plus possible pour dissimuler sa corpulence. Le troupeau vient de s’arrêter à plusieurs portées de sagaie.
— Là-bas !
Taousig montra plusieurs chevaux séparés de la harde et qui, crinière flottante et naseaux fumants, tentaient désespérément d’échapper, en une fuite éperdue, à une meute de grandes hyènes avides. Roïg ne cacha pas son contentement.
— Ces bêtes qui vont jusqu’à déterrer les nôtres quand nous ne les enfouissons pas assez profondément lorsqu’ils effectuent leur dernier voyage ont fini par réussir à en isoler quelques-uns mais… ils vont encore tenir un bon bout de temps et les entraîner loin d’ici… Tant mieux ! Les esprits sont avec nous !
Le soulagement et la joie se lurent sur les visages, remplaçant la crainte, même si Willig n’était pas tout à fait d’accord avec la dernière remarque de notre chef. Si les esprits nous accompagnaient vraiment dans cette partie de chasse, ils nous auraient permis d’abattre un animal depuis longtemps.
Les petits chevaux en sursis entraînaient à leur suite les hyènes maudites et redoutées vers d’autres horizons, et le reste du troupeau, rassuré et soufflant, restait là, tout près de nous, à deux ou trois portées de sagaies, attendant d’être immolé sur place. Les esprits hamigs faisaient soudain preuve d’une bienveillance dont il fallait profiter au plus vite. Peut-être était-ce pour récompenser les hommes de leur persévérance ? Roïg ne cacha pas ses pensées et Willig, faisant marche arrière, dut admettre dans son for intérieur qu’il n’avait pas tout à fait tort.
Nos chasseurs se concertaient sur la manière la plus efficace de cerner le troupeau et de rabattre quelques animaux vers ceux des nôtres qui resteraient en embuscade quand Roïg se retourna brusquement. Il regarda à nouveau notre petit groupe qu’il avait délaissé au profit des hyènes. Nous n’avions pas bougé. Une auréole de culpabilité nous maintenait groupés. Il perçut instinctivement que nous semblions toujours craindre quelque chose, que nous redoutions qu’il découvrît ce que nous tentions de lui cacher.
Si lui et son frère Inig se ressemblaient à s’y méprendre de loin, mon cousin Naouka et moi, possédions la même tignasse longue et fournie et le même port de tête, les mêmes longues jambes nerveuses et les mêmes poitrines toujours prêtes à exploser sous les efforts que nous leurs imposions lors des courses à perdre haleine à la poursuite d’un gibier que nous rabattions vers les chasseurs restés en embuscade. Accompagnés de Tiosha, notre frère avrach, nous attendions toujours avec impatience le moment crucial où notre chef de traque nous lâcherait à la poursuite du gibier choisi.
Après une approche souvent ardue et s’étant assuré que les proies se tenaient tranquilles et ne donnaient aucun signe trahissant qu’elles percevaient notre présence, Roïg détaillait minutieusement les alentours, s’assurant que nous ne ferions pas de mauvaises et fortuites rencontres. Certain que sa petite meute ne craignait rien, il nous donnait le signal. Décrivant un très vaste arc de cercle, nous nous faufilions à ras de terre, entre les hautes herbes et surgissions d’un seul coup derrière le troupeau que nous affolions en poussant des hurlements sauvages. Ne s’occupant pas des autres et communiquant un peu à la manière des loups, chacun de nous savait ce qu’il avait à faire. Nous nous précipitions sur les bêtes à toute vitesse sans leur laisser le temps de déterminer dans quelle direction elles allaient fuir. Atouts majeurs, nos corps sveltes et souples, nos jambes taillées pour la vélocité et une volonté farouche nous propulsaient jusqu’à pouvoir caresser les croupes fumantes. Cela ne durait que quelques instants, instants dangereux où de bons réflexes nous permettaient d’esquiver les ruades furieuses. Parfois, lorsque le temps et le terrain le permettaient, nous réussissions à talonner l’un de ces petits chevaux et l’aiguillonnions de la pointe de nos sagaies. Ramassés comme des fauves, les chasseurs dissimulés se découvraient au dernier moment et tuaient sans pitié les bêtes qui passaient à leur portée.
Inig tendit sa main vers le ciel. Au-dessus de l’océan végétal, de nombreux vautours au cou déplumé et au bec crochu planaient en cercles concentriques, observant de leur vision télescopique le dénouement du drame se jouant sous leurs yeux. Leur instinct les poussait à ne rien perdre des scènes susceptibles de leur assurer une maigre subsistance, même s’ils savaient que les grandes hyènes voraces élimineraient de leurs crocs puissants la moindre trace attestant qu’un animal avait vécu et qu’ils risquaient fort de regagner leur aire le ventre vide.