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LA GRIFFE

22 septembre 2009

Chapitre 3 Moi, Wawaï, le futur chef de notre

Chapitre 3

Moi, Wawaï, le futur chef de notre clan quand nos anciens ne seraient plus en possessions de tous leurs moyens et si les esprits m'accordaient la faveur de vivre assez longtemps pour le diriger, me trouvais bien loin des bords mouvementés de la rivière où l’homme aux cheveux rouges venait de perdre tragiquement sa vie. Comme moi, mon oncle Roïg, ce robuste traqueur aux yeux bleus —ce bleu différenciant nettement les membres de notre clan de ceux des autres— était lui aussi bien loin de se douter du drame se déroulant à la limite de notre territoire, limite finissant là où commençait celui des hommes du clan de Yorg et dessinée par les caprices de la rivière.

Eût-il été témoin de cette scène cruelle qu’il ne serait pas resté comme un spectateur avide de sensations. Surmontant son appréhension naturelle et nous encourageant à le suivre, il aurait pénétré dans les eaux profondes pour venir en aide à ce chasseur allié jusqu’à la limite où celles-ci deviennent si fortes qu’il vaut mieux ne plus les braver davantage pour ne pas risquer de se faire emporter par les flots.

A vrai dire, nous ne l'aurions pas suivi car bien plus intrépides que nos aînés dans le milieu aquatique pour nous y ébattre de temps à autre et dénicher coquillages et bestioles diverses entrant dans notre consommation alimentaire, mes deux cousins, notre jeune frère Avrach et moi aurions franchi encore plus facilement cet obstacle qui avait longtemps rebuté tous nos chasseurs adultes. Pas que l'eau leur fit peur, loin de là, mais parce qu'ils craignaient de s'enfoncer dans des profondeurs ne leur assurant aucune sécurité, la rivière se montrant parfois si imprévisible, le courant si fort, le fond si incertain…

Mes frères de chasse et moi nous jetions des petits coups d'œil de connivence lorsque nous les observions tenter de nous suivre dans nos ébats aquatiques. Parfois, accrochés à des branchages, nous nous laissions flotter sur l'eau en agitant nos pieds maladroitement, avec beaucoup d'appréhension je dois l'avouer, mais en restant relié à l'un des nôtres par l'intermédiaire d'une longue lanière de cuir. Ainsi, en cas de problème, il pouvait facilement nous ramener sur la rive et nous évitait d'être emporté par un courant que nous avions sous-estimé.

La détermination des Longs bras se serait rapidement évanouie devant nos sagaies meurtrières et le chasseur acculé en aurait profité pour se soustraire à sa funeste destinée.

Je n'apprendrai que plus tard, lors de notre rencontre avec eux, que les Cheveux rouges comme nous les appelions, croyaient encore fermement dans cette superstition du Hou-huo. Nous les Hamigs savions depuis longtemps, parce que le vieux Paganou qui y avait cru dans sa jeunesse nous avait dit que ce cri puissant provenait de l'appel d'un rapace nocturne et que les esprits n'avaient rien à voir dans ces démonstrations bruyantes, que nous n'avions rien à craindre de cet animal. Au contraire, il berçait souvent nos nuits quand il ne les perturbait pas...

Des vautours planaient haut dans le ciel. Ils n'étaient pas les seuls. Plus bas, à un niveau inférieur, des buses tournoyaient aussi en poussant des cris stridents et quelques faucons crécerelles faisaient du surplace de temps à autre à l'affût d'un mouvement dénonçant la présence d'un rongeur. Des pies nous suivaient à distance respectueuse, se gobergeant des gros insectes que nos pieds faisaient fuir. Elles profitaient de cette manne et nous avertissaient des dangers quand elles s'envolaient bruyamment à tire-d'aile.

Ce jour là, je ne compris pas bien les motivations de Roïg. Il commettait une imprudence inhabituelle que mon âge et le respect dû au chef du clan m'empêchaient de lui reprocher. Pourquoi s’aventurait-il par cette chaleur torride si loin en terrain découvert alors que de toute évidence nous rentrerions bredouilles de cette chasse hasardeuse ? La raison eut voulu qu’il fit demi-tour sans plus attendre pour réintégrer notre campement au plus vite. D'ailleurs, nous n'aurions jamais dû le quitter. Mais il s’obstinait. Son subconscient, j'en étais certain, ne le ménageait pas et lui imprimait des scènes cauchemardesques au fond de son cerveau, l’incitant par ce moyen à battre en retraite. Mais mon oncle, même s'il les trahissait par instants, n’était pas homme à se laisser dominer par ses impressions, si persuasives fussent-elles. Je savais comme mes frères de chasse qu'il ne renoncerait pas facilement au but qu’il s’était donné.

Ce n’était pas la première fois qu’une pareille chaleur étouffante pesait sur ses épaules. Il en avait vu d’autres et tentait de définir ce que lui réservait celle-ci. Parfois, la colère du ciel mettait plusieurs interminables journées avant de se déclarer. Mais il arrivait aussi qu'elle éclatât violemment en surprenant tout le monde.

Mû par l’espérance d’abattre un animal dans les délais les plus brefs et spéculant sur le temps qu’il nous restait avant que ne se déversât sur nous les trombes d’eau prévisibles, Roïg s’entêtait avec une audace condamnable et se dirigeait vers une petite famille de chevaux sauvages qu’il distinguait au loin devant lui. S’il parvenait à les atteindre et à se saisir de l’un d’eux, ce ne serait plus qu’une course de vitesse pour regagner la sécurité de notre campement. Il y croyait fermement.

La docilité avec laquelle les autres le suivaient dans cette entreprise m'étonnait. Aucun murmure de protestation ne s'élevait. Nul ne rechignait. Pourtant, tous savaient comme lui que la colère du ciel n’épargnerait personne et qu’il ne ferait pas bon s’éterniser dans la plaine quand elle éclaterait.

Légèrement sur sa droite, les silhouettes graciles d’une harde d’antilopes paisiblement occupées à brouter et, juste avant les premières collines naissantes, à la limite de l’horizon, une multitude de petites taches noires et massives ne lui avaient pas échappé. Ces dernières l’inquiétaient. Rencontrer et devoir approcher un troupeau d’aurochs impétueux ou de bisons bossus ne présageaient jamais rien de bon. Les affronter s’ils se sentaient menacés et chargeaient brusquement serait catastrophique. Les mâles puissants et combatifs ne laissaient pas facilement approcher les prédateurs et fonçaient avec brutalité sur tout ce qui bougeait dès qu’ils se sentaient inquiétés. Le temps lourd et orageux et la chaleur oppressante ne faciliteraient pas une fuite rapide en cas de débandade. Il valait mieux éviter ce genre de rencontre et ne pas succomber sous les cornes meurtrières.

Avant son départ, mon grand-père, le vieux Norlig surnommé aussi Paganou, l’ancien de la tribu qui défiait le temps à la manière des roches résistantes à l’érosion, avait clairement expliqué d’une voix ambiguë qu’il n’était pas certain que les esprits nous accompagneraient dans une traque qui ne nous apporterait que des ennuis. S’il faisait souvent preuve de diplomatie, Paganou ne mâchait jamais ses mots à propos des expéditions de chasse, surtout quand il s’adressait à Kloufig, notre chaman bâtard. « Celui-ci ne possédait pas une intelligence suffisante et ne pouvait communiquer harmonieusement avec les nombreux esprits », disait-il avec causticité, déjà que certains mots de la langue hamig très élaborée lui étaient impossibles à prononcer, conséquence d'un lourd atavisme l’empêchant ainsi de rivaliser verbalement  avec les chasseurs évolués. « Les esprits préféraient sûrement se boucher les oreilles avec de la cire d’abeille plutôt que d’écouter les inepties grotesques d’un être dont le clan se serait bien passé, et devaient certainement par un temps pareil se reposer dans la fraîcheur de leurs grottes inaccessibles, profondes et mystérieuses », ajoutait-il avec virulence.

Toutefois, avait-il émis avec confiance tôt dans la matinée, une fois n’étant pas coutume et s’il ne traînait pas, Roïg pourrait tenter de se passer de l’assistance de ces esprits versatiles et se lancer avec ses chasseurs sur la piste d’un gibier. Il verrait bien… Les Hamigs ne faisaient-ils pas preuve d'initiative en permanence ?

Il était vrai que depuis plusieurs générations nous autres Hamigs possédions la réputation d’innover dans de nombreux domaines mais faisions preuve depuis quelques temps d’une inertie régressive qui n’était pas du goût du vieux Norlig. Pourquoi ne pas tenter quelque chose ? Si les esprits s’en froissaient, ils nous le feraient savoir d’une manière ou d’une autre…

     Courbé en deux et tenant fermement ses sagaies dans ses larges mains calleuses, Roïg se remémorait les paroles de l’ancien dont on chuchotait dans l’obscurité des cabanes que son exceptionnelle longévité défiait le temps et les esprits en permanence. On murmurait aussi qu’il puisait cette vivacité exceptionnelle dans la griffe d’ours dont il ne se séparait jamais. Une griffe bien plus vieille que lui… et qui attisait bien des convoitises.

Roïg s’engagea prudemment, suivi des autres chasseurs, dans de hautes herbes succédant brusquement à l'océan de fleurs que nous venions de traverser. Un mélange de couleurs foisonnant d'insectes et dégageant des senteurs nous rappelant celle du miel. Un océan ensoleillé qui allait bientôt subir la colère d'un ciel dévastateur. Un océan survolé par de nombreuses hirondelles revenues depuis peu et dont on ne savait ce qu'elles devenaient durant les saisons froides.

Les hautes herbes nous dissimuleraient en partie à la vigilance de l’étalon farouche, avantage indéniable mais à double tranchant. Un grand fauve à crinière pouvait, lui aussi tapi dans la végétation, attendre qu’une proie potentielle passe à sa portée pour s’en saisir, profitant de l’effet de surprise, semant la mort et la panique. Tout en avançant rapidement, Roïg redoubla d’attention, ses sens en éveil.

            Les serpents qui faisaient légions dans certains endroits représentaient eux aussi un danger non négligeable. Quelques espèces redoutées possédaient du poison capable de terrasser rapidement le chasseur le plus fort et si les hommes les différenciaient facilement, reconnaissant les venimeux au premier coup d’œil, ils ne voyaient pas toujours les reptiles quand ceux-ci s’adonnaient mollement à leurs siestes digestives ou se chauffaient au soleil, ne percevant pas leur approche à temps pour pouvoir s’enfuir.

On ne comptait plus les chasseurs qui par le passé avaient malencontreusement marché sur l’un d’entre eux et avaient, pour certains, vu les contours de la porte des territoires obscurs se refermer devant eux avant d’y être admis. Délesté d’une grande partie de son venin sur la proie qu’il venait  d’engloutir avec difficulté, le serpent n’en disposait plus d’une dose assez forte pour exterminer totalement son agresseur. D’autres chasseurs moins chanceux avaient offert le spectacle d’une mort douloureuse à leur famille consternée et impuissante.

            Des rongeurs, gerboises, mulots, musaraignes, rats des moissons et campagnols, petites boules soyeuses sans cesse sur le qui-vive, se débinaient en se faufilant prestement entre les touffes de graminées et disparaissaient promptement aux entrées de leurs nombreuses galeries. Ils pullulaient de partout, se gorgeant des graines et des jeunes pousses. Là où il y avait des rongeurs se trouvaient aussi leurs prédateurs. Roïg  le savait et n’en appréciait que mieux ses bottes épaisses. Mais en y songeant lorsqu’il entendait les froissements dans les herbes, il regrettait qu’une des lois de notre clan interdit à nous autres adolescents d’en porter avant notre maturité et que nous dûmes  encore  nous déplacer pieds nus. Il serait temps, pensait-il, de changer quelques-unes de ses lois bien trop rigoureuses à son goût. Elles n’avaient plus lieu d’être et la protection de la progéniture du clan commençait par lui éviter de succomber aux morsures des serpents. Cette évidence s’avérait si injuste qu’elle lui causait un désagréable sentiment de culpabilité. Mais le clan vivait depuis longtemps sous la contrainte de ces règles qui dataient d’une période révolue — certaines remontaient à si loin qu’on ne savait même plus pour quelles véritables raisons elles avaient été conçues — et n’osait y apporter du changement sous prétexte qu’on froisserait les esprits. En fait, malgré les nombreuses innovations, on se complaisait dans ce qui était établi. Une véritable source de conflits ! Evoluant au même rythme que l’industrie des armes et l’élaboration d’un artisanat rupestre de plus en plus poussé, nous trahissions souvent par  notre comportement des velléités de rébellion envers ce que nous considérions comme des injustices ou des obligations archaïques. Mais nous savions aussi que nos anciens avaient bien du mal à se libérer de leurs habitudes et encore plus de leurs coutumes. Ils s’y vautraient avec inconscience comme si elles représentaient des pelisses de sécurité doublées de nombreux privilèges qu’ils désiraient conserver par tous les moyens et sans les partager.

Heureusement pour nous, jeunes hamigs, le vieux Norlig ne faisait pas partie de cette catégorie de personnages et s’il maintenait notre clan dans une poigne de fer malgré sa vieillesse, il savait aussi remettre en question toutes ces anciennes coutumes qui lui semblaient parfois désuètes et inutiles.

Lorsqu’il nous affirmait que de son temps on marchait pieds nus jusqu’à l’âge adulte pour s’aguerrir et qu’on ne s’en plaignait pas parce qu'un chasseur nus-pieds avance plus vite que chaussé de lourdes bottes, nous répondions que dans la région où il avait été élevé, il ne devait y avoir ni serpent ni chardon ou plante épineuse… Nous avions tort ! Le monde des rampants ne connaissait pas de limites… Mais ce n’était pas l’interdiction du port de ces grosses et lourdes bottes de fourrures lacées jusqu’au-dessous des genoux qui nous révoltait le plus, mais le fait qu’il nous le soit arbitrairement interdit. Nous savions pourtant que le temps n’était plus très loin où nous les chausserions pour la première fois et qu’elles nous feraient perdre beaucoup de vitesse. Nous ne pourrions plus alors rabattre les proies en les coursant à la vitesse du vent. Malgré cet inconvénient, il nous tardait d’en avoir l’autorisation.

            

     Nous avions abandonné très tôt le matin la sécurité de notre campement. Celui-ci se situait dans une clairière aux abords d'une petite source et se nichait contre les parois protectrices de hautes falaises abruptes. Nous avions traversé la forêt sombre et humide, empruntant ses étroits sentiers sinueux parsemés de racines saillantes et noueuses et depuis un bon moment, nous nous aventurions gaillardement  dans une vaste plaine qui ne nous offrait que peu de protection. Seuls, émergeant des vagues vertes et lanugineuses de cet océan végétal frappé d’inertie, quelques rares arbres aux troncs torturés, encombrés de nids et d’oiseaux batailleurs, très éloignés les uns des autres, pouvaient encore nous servir de refuge en cas d’agression d’un fauve affamé ou de la rebuffade furieuse d’un herbivore vindicatif. Encore fallait-il les atteindre. Pour cela, Roïg avançait en zigzag, restant à proximité de ces îlots salutaires. Les derniers massifs de buissons épineux qui les reliaient encore à la forêt s’estompaient peu à peu.

     Nous venions d’en contourner largement les derniers et nous nous approchions d’une énorme roche erratique qui n’avait rien à faire dans ce paysage, lorsque, soudain pris d’un doute, Roïg se retourna et regarda derrière lui. D’avoir reporté ses pensées sur nous autres flirtant avec la poussière du sol de nos orteils dénudés avait déclenché comme un signal dans son subconscient et l’incitait à se livrer à une inspection. Sur sa gauche, son frère Inig, qui était mon père, et ses cousins Taousig et Willig le suivaient. Un peu plus loin en arrière, quatre autres chasseurs du clan des Gwars,  clan allié et partageant malheureusement notre intimité depuis de si nombreuses saisons qu'on ne pouvait les compter que difficilement, suivaient aussi en tentant de ne pas perdre le contact avec les jeunes qu'ils avaient entraînés à leur suite. A une portée de javelot de lui, mes deux cousins Naouka et le gros Naoulig, l’ayant vu se retourner, l’observaient attentivement avec une anxiété visible sur leurs visages. Je ne pouvais pas non plus dissimuler la mienne.

— Que craignions-nous donc ? semblait-il se demander. Qu’avions-nous à cacher qu’il ne devait découvrir ? Dans quelle exaction nous jetait encore l’exaltation inhérente à l’âge critique de l’adolescence ?

Nous portions tous de longues sagaies, pointes tranchantes de silex taillé, fortement ligaturées sur des manches polis avec soin. Nous possédions tous un propulseur d’une trentaine de centimètres qui augmentait la longueur et la puissance de nos tirs. Nous savions tous que notre chef nous menait vers un troupeau de chevaux dont nous distinguions les formes prometteuses.

Roïg passa l’une de ses mains sur son torse dégoulinant de sueur, infiltra ses doigts dans ses poils hirsutes, chassa une nuée de mouches d’un large mouvement de chevelure et renifla. Malgré l’absence de vent, la forte et insoutenable odeur se dégageant de la toison fournie des Gwars lui chatouillait désagréablement les narines. Comment aurait-elle pu échapper aux proies dont le flair s’avérait bien meilleur que le sien ? De plus, ces êtres grognaient continuellement pour rester en communication les uns les autres, comme s'ils craignaient de se perdre dans les hautes herbes…

Roïg soupira de mécontentement et embrassa notre petite troupe d’un regard attentif. Sans compter, il s’aperçut immédiatement avec stupeur que l'un de nous brillait par son absence. Impensable ! Son instinct ne l’avait pas trompé. Les alentours qu’il scruta attentivement ne lui donnèrent aucun résultat. Mais, où était donc passé Tiosha, notre jeune frère avrach qu’il avait sauvé d’une mort certaine quelques années auparavant et qu’il avait élevé avec nous comme s’il avait été l’un des nôtres ? Quelle idée s’était encore emparée de son cerveau d’adolescent irréfléchi pour le soustraire à la cohésion du groupe et l’incitait à déroger une nouvelle fois à l’une des règles les plus élémentaires de notre clan ? Cela devenait une habitude fâcheuse qu’il allait falloir réprimer au plus vite avant qu’elle ne prît des proportions catastrophiques. On n’innoverait pas dans ce sens là. Roïg sentit l’énervement le gagner. Il ne suffisait pas de cette chaleur…

Fortement bâti, ce grand chasseur possédait un crâne volumineux sur lequel s’épanouissait une épaisse chevelure retenue et serrée en arrière par un lacet de cuir comme le faisaient les Cheveux rouges.  Trahissant nos origines magdaléniennes, ses  proéminentes et broussailleuses arcades sourcilières abritaient de grands yeux bleus dans lesquels  filtraient par instants de vives et intelligentes lueurs. Ses épaules massives et musculeuses encadraient un cou épais d’où saillaient de grosses veines lorsqu’il contractait fortement ses mâchoires carrées. D’autres, pareilles à un réseau de racines aériennes sillonnant le sol d’un tortueux sentier de forêt, parcouraient ses avant-bras et la surface supérieure de ses larges mains. Conçu sur les mêmes paramètres, son torse habitué à emmagasiner de grandes quantités d’oxygène se couvrait d’une toison de poils noirs teintée de gris. Très développées, ses jambes prouvaient son aptitude à la marche et au transport d’énormes quartiers de viande sur de longues distances.

Sentant la colère monter en lui, ses fortes mâchoires carrées se contractèrent, ses épais sourcils se froncèrent et ses grands yeux bleus se rétrécirent, accentuant le tracé des rides que le soleil et le vent avaient sculptées sur son large front. D’un pas souple et décidé, il se dirigea vers Naouka, son fils.

     Il n’avait pas fait une dizaine de foulées que son frère Inig, mon père, le rappela et lui montra quelque chose du doigt. Il revint sur ses pas à contrecœur et aperçut au loin une colonne de poussière qui montait vers le ciel, semblait se précipiter sur nous.

— D'autres animaux fuient et se rapprochent des petits chevaux, émit Inig en portant ses mains en visière. Seraient-ils les proies d’autres chasseurs ?

Il craignit soudain que par cette chaleur ce fût le feu embrasant les graminées et les dévorant à grande vitesse. Mais il ne vit aucune flamme et se rassura un peu.

— Ce sont sûrement d’autres chevaux, reprit-il avec peu de conviction. Ou peut-être des ânes. Seuls, les chevaux et les ânes avec leurs sabots peuvent soulever autant de poussière !

Légèrement plus petit que son frère et beaucoup moins puissant, mon père lui ressemblait énormément et s’il n’y avait eu ces petites différences anatomiques et quelques années d’écart, on aurait presque pu les prendre pour des jumeaux. Inig se fiait à lui dont la sagesse n’était plus à prouver et acceptait la plupart de ses décisions sans discuter. Roïg reconnut que son frère parlait avec raison mais lui rappela que les gros herbivores en soulevaient autant et qu’à cette distance il était très difficile de déterminer quelle espèce animale venait à leur rencontre et qu'il serait désagréable de devoir fuir devant un troupeau d'aurochs énervés.

Les quelques jours de grosses chaleurs qui venaient de sévir avaient desséché le sol entre les touffes de graminées et dans un galop effréné, les animaux l’arrachaient en fines particules et les projetaient vers le ciel. Le grand chasseur plissa les yeux pour mieux regarder.

— Ce sont d’autres chevaux, finit-il par dire d'une voix rassurée. Tu as raison, Inig. Ils viennent sur nous. Mais pourquoi ?

Cela ne lui plut pas. Une telle galopade par une chaleur pareille laissait à penser que les animaux fuyaient un danger. Taousig venu les rejoindre avança des hypothèses et le conforta dans ses déductions.

— Ou c’est cette vermine volante qui énerve tout le monde qui les affole et ils courent pour leur échapper ou ils sont pourchassés par des fauves à crinière.

           Des nuées de mouches et d’insectes piqueurs nous harcelaient, attirées par l’odeur de la sueur qui se dégageait de tous nos corps. Agacés,  nous les chassions, mais celles-ci s’acharnaient et revenaient sans cesse avec obstination.

Inig secoua la tête en signe de dénégation.

— Des fauves à crinière auraient déjà abandonné… et puis… ils ne chassent qu’à la tombée de la nuit ou aux premières lueurs de l’aube à proximité des points d’eau… dans des endroits faciles… sans trop se fatiguer… Il fait bien trop chaud pour les voir remuer ne serait-ce qu’une paupière…

— Ils ne poursuivent jamais très longtemps le gibier et tu as encore raison, Inig, ils chassent plutôt à la tombée de la nuit, confirma Roïg. Comme les léopards et les grands tigres qui, heureusement, ne se rencontrent que rarement sur notre territoire. La chaleur n’est pas vraiment leur amie.  Mais… ce n’est pas toujours vrai. Il leur suffit d’une occasion pour qu’ils la saisissent. Nous le savons tous.

C’était parfaitement exact. Les conséquences tragiques du jeu de la proie et du prédateur se résumaient souvent dans un concours de circonstances, d’opportunités. Il y avait tellement de variantes, de possibilités… Faire le bon choix pour ne pas subir un cuisant échec résultait d’un sens de l’observation très développé et de discernement. Inconnus dangereux des équations lors de chasses hasardeuses, les fauves n’en étaient pas dépourvus et résolvaient ces mathématiques compliquées à leur manière.

    Se rapprochant d’eux d’une démarche chaloupée, Marda le Gwar au torse incroyablement large et musculeux poussa un grognement. Plus petit que nous autres, il ne voyait pas si loin et tentait de se redresser pour regarder au-dessus des hautes herbes.

— D’autres chevaux, lui dit Roïg en fronçant les sourcils. Ils viennent vers nous à toute vitesse. Ils doivent être poursuivis.

    Marda grogna de nouveau et gratta sa fourrure avec frénésie. Poursuivis ? Par qui ? semblait-il demander silencieusement.

— Je ne sais pas ! reprit  Roïg avec une pointe d'inquiétude.

Il savait comme les autres que les meutes de loups préféraient forcer leur gibier au cœur des domaines sylvestres et ne s’aventuraient que rarement dans la vaste plaine pour ne pas avoir à s'expliquer avec les meutes de grandes hyènes, mais il n’excluait pas la possibilité que cela en soit une, que les grands tigres chassaient dans les endroits escarpés et touffus et que les fauves à crinière se fatiguaient très vite et préféraient tendre des embuscades.

Les chevaux se rapprochaient de plus en plus rapidement et la famille que nous convoitions, en alerte et effarouchée par les nouveaux arrivants, venait de s’enfuir sur notre droite, nous échappant totalement.

— C’est une meute de grandes shives, murmura enfin  Willig qui n’avait pas encore ouvert la bouche, d’une voix presque inaudible. Il vaudrait mieux partir et se mettre en sécurité.

Beaucoup moins massif que Roïg et plus mince qu’Inig et que Taousig, ce chasseur âgé d’une vingtaine de printemps redoutait au plus haut point les affrontements avec les prédateurs. Ce n’était pas vraiment de la couardise mais l’une de ses expériences personnelles qu’il n’avait pas partagées avec les autres l’incitait justement à ne pas la renouveler. Les cicatrices bourrelées et disgracieuses imprimées en relief sur ses jambes, ses bras, ses épaules et son torse laissaient à penser qu’il avait eu quelques temps en arrière affaire à l’un d’entre eux. En fait, il s’était fait surprendre par trois grandes représentantes, déterminées à lui faire la peau, de ces animaux qu’il soupçonnait de poursuivre les chevaux, un jour qu’il cherchait du bois pour confectionner des manches de sagaies. Il n’avait dû son salut qu’à ses frères alertés par ses cris. Néanmoins, si ces derniers regrettaient parfois de ne pas arborer de telles cicatrices prouvant qu’ils auraient vaillamment combattu de redoutables fauves, ils ne tenaient nullement à passer de longues semaines entre la vie et la mort comme l’avait enduré Willig.

— Oui, acquiesça Roïg en lui jetant un rapide coup d’œil. Ce ne peut être que des shives, ces immondes hyènes des cavernes, charognards et puantes. On commence à percevoir leurs sinistres glapissements.

Charognards et puantes, certes, mais en nombre important elles devenaient téméraires, dangereuses, et entreprenaient des chasses où elles forçaient le gibier sur de longues distances. Inig le savait et voulait comme Willig  partir pour la sécurité du groupe.

— Si elles n’arrivent pas à coincer l’un de ces petits chevaux et qu’elles nous aperçoivent, elles s’en prendront à nous. Elles ne reculeront devant rien. Mieux vaut se mettre à l’abri. L'endurance et la patience sont leurs meilleures armes.

Roïg regarda son frère d’un air amusé.

— Où veux-tu que nous nous mettions à l’abri si elles nous aperçoivent et se jettent sur nous ?… Les fauves à crinière sont plus sages. Ils se tiennent tranquilles.

— Nous aurions dû les imiter, avança timidement Taousig en espérant que Roïg donnerait le signal du retour.

Il n’en fut rien. Bien qu’il perçût pour la première fois une pointe de reproche, le grand chasseur n’en tint aucun compte et se contenta de faire un geste vague.

Inig qui attendait la même chose sans trop y croire soupira. Il connaissait trop bien son frère et savait que celui-ci ne se résoudrait à battre en retraite que si les hyènes faisaient mine de reporter leur attention sur nous. Mais il serait trop tard pour opérer un repli en toute sécurité. Nous devrions faire face et nous défendre sauvagement. Nos sagaies effilées causeraient sans doute des ravages, cassant les velléités des plus hardies au plus vite et incitant les autres à ne pas trop insister. Mais, dans ce genre de confrontation, l’issue du combat restait toujours incertaine et malheureusement, les cris des agonisants, hyènes ou hommes, attireraient certainement des prédateurs d’une autre envergure n’attendant qu’une opportunité pour se nourrir sans se dépenser. Peut-être, avec un peu de chance, à défaut de cheval, mangerait-on de l’hyène dans la soirée…

— Les Gwars ont emmené beaucoup de jeunes et ils courent moins vite que les nôtres…

Roïg fit un nouveau geste vague. Cela ne concernait que Marda. Libre au puissant chef des Gwars d’emmener avec lui qui il voulait des siens, même s’il jugeait certains d’entre eux trop jeunes pour suivre des chasses aussi longues et dangereuses, du moment qu’il s’en occupe sans lui créer de problème. Le grand chasseur avait suffisamment à faire pour contrôler les pulsions parfois inconsidérées de sa petite meute à lui.

Sachant de quoi il retournait, Marda, d’un geste de sa grosse main velue et d’un grognement aigu qu’il émit en retroussant légèrement ses lèvres épaisses, rassembla ceux de son clan autour de lui. Son instinct grégaire voulait qu’ils ne se dispersassent pas. S’ils devaient fuir, ils fuiraient tous ensembles et dans la même direction. D’ailleurs, si les choses se gâtaient, il n’attendrait pas l’ordre de Roïg et le planterait sur le terrain, lui et les siens.

— Attendez ! leur intima Roïg en se tassant le plus possible pour dissimuler sa corpulence. Le troupeau vient de s’arrêter à plusieurs portées de sagaie.

— Là-bas !

Taousig montra plusieurs chevaux séparés de la harde et qui, crinière flottante et naseaux fumants, tentaient désespérément d’échapper, en une fuite éperdue, à une meute de grandes hyènes avides. Roïg ne cacha pas son contentement.

— Ces bêtes qui vont jusqu’à déterrer les nôtres quand nous ne les enfouissons pas assez profondément lorsqu’ils effectuent leur dernier voyage ont fini par réussir à en isoler quelques-uns  mais… ils vont encore tenir un bon bout de temps et les entraîner loin d’ici… Tant mieux ! Les esprits sont avec nous !

Le soulagement et la joie se lurent sur les visages, remplaçant la crainte, même si Willig n’était pas tout à fait d’accord avec la dernière remarque de notre chef. Si les esprits nous accompagnaient vraiment dans cette partie de chasse, ils nous auraient permis d’abattre un animal depuis longtemps.

Les petits chevaux en sursis entraînaient à leur suite les hyènes maudites et redoutées vers d’autres horizons, et le reste du troupeau, rassuré et soufflant, restait là,  tout près de nous, à deux ou trois portées de sagaies, attendant d’être immolé sur place. Les esprits hamigs faisaient soudain preuve d’une bienveillance dont il fallait profiter au plus vite. Peut-être était-ce pour  récompenser les hommes de leur persévérance ? Roïg ne cacha pas ses pensées et Willig, faisant marche arrière, dut admettre dans son for intérieur qu’il n’avait pas tout à fait tort.

Nos chasseurs se concertaient sur la manière la plus efficace de cerner le troupeau et de rabattre quelques animaux vers ceux des nôtres qui resteraient en embuscade quand Roïg se retourna brusquement. Il regarda à nouveau notre petit groupe qu’il avait délaissé au profit des hyènes. Nous n’avions pas bougé. Une auréole de culpabilité nous maintenait groupés. Il perçut instinctivement que nous semblions toujours craindre quelque chose, que nous  redoutions qu’il découvrît ce que nous tentions de lui cacher.

Si lui et son frère Inig se ressemblaient à s’y méprendre de loin, mon cousin Naouka et moi, possédions la même tignasse longue et fournie et le même port de tête, les mêmes longues jambes nerveuses et les mêmes poitrines toujours prêtes à exploser sous les efforts que nous leurs imposions lors des courses à perdre haleine à la poursuite d’un gibier que nous rabattions vers les chasseurs restés en embuscade. Accompagnés de Tiosha, notre frère avrach, nous attendions toujours avec impatience le moment crucial où notre chef de traque nous lâcherait à la poursuite du gibier choisi.

Après une approche souvent ardue et s’étant assuré que les proies se tenaient tranquilles et ne donnaient aucun signe trahissant qu’elles percevaient notre présence, Roïg détaillait minutieusement les alentours, s’assurant que nous ne ferions pas de mauvaises et fortuites rencontres. Certain que sa petite meute ne craignait rien, il nous donnait le signal. Décrivant un très vaste arc de cercle, nous nous faufilions à ras de terre, entre les hautes herbes et surgissions d’un seul coup derrière le troupeau que nous affolions en poussant des hurlements sauvages. Ne s’occupant pas des autres et communiquant un peu à la manière des loups, chacun de nous savait ce qu’il avait à faire. Nous nous précipitions sur les bêtes à toute vitesse sans leur laisser le temps de déterminer dans quelle direction elles allaient fuir. Atouts majeurs, nos corps sveltes et souples, nos jambes taillées pour la vélocité et une volonté farouche nous propulsaient jusqu’à pouvoir caresser les croupes fumantes. Cela ne durait que quelques instants, instants dangereux où de bons réflexes nous permettaient d’esquiver les ruades furieuses. Parfois, lorsque le temps et le terrain le permettaient, nous réussissions à talonner l’un de ces petits chevaux et l’aiguillonnions de la pointe de nos sagaies. Ramassés comme des fauves, les chasseurs dissimulés se découvraient au dernier moment et tuaient sans pitié les bêtes qui passaient à leur portée.

Inig tendit sa main vers le ciel. Au-dessus de l’océan végétal, de nombreux vautours au cou déplumé et au bec crochu planaient en cercles concentriques, observant de leur vision télescopique le dénouement du drame se jouant sous leurs yeux. Leur instinct les poussait à ne rien perdre des scènes susceptibles de leur assurer une maigre subsistance, même s’ils savaient que les grandes hyènes voraces élimineraient de leurs crocs puissants la moindre trace attestant qu’un animal avait vécu et qu’ils risquaient fort de regagner leur aire le ventre vide.

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9 septembre 2009

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Chapitre 2

Les yeux poivrés par la sueur dégoulinant de son front et franchissant la barrière de ses arcades sourcilières proéminentes, l’homme aux cheveux teintés d’ocre rouge retenus en une longue queue de cheval par une fine lanière de cuir courait à perdre haleine. Chacune des foulées de ses jambes nerveuses l’éloignait un peu plus de la sécurité de son campement en même temps que s’évanouissaient ses espérances de le rejoindre.

Malgré la chaleur ne se prêtant pas à un tel effort et la lassitude s’emparant insidieusement de tout son corps, diminuant petit à petit ses ressources et sa clairvoyance, une volonté farouche fortement décuplée par son instinct de conservation le poussait à rejoindre la rivière, sa seule chance de salut. La vision de cette dernière s’était soudain dévoilée à son subconscient comme une espérance tardive à laquelle se raccrocher.

Il zigzaguait entre de grands hêtres et tentait de prendre de l’avance tout en fouillant sa mémoire pour se rappeler l’emplacement des gués qui lui permettraient de traverser les eaux limpides sans se faire emporter par le courant. Se faire engloutir par les esprits de la rivière pour échapper à l’impitoyable meute lancée à sa poursuite ne l'enchantait pas. Celle-ci le talonnait, ne lui accordait aucun répit.

Le milieu aquatique serait son unique chance s’il ne se révélait pas trop profond, l’ultime refuge qui lui éviterait de se livrer à un combat d’où il ne sortirait pas vainqueur. Il lui tardait de l’atteindre et de s’en faire un rempart assez vaste afin que les armes de ses agresseurs ne puissent le franchir et l’atteindre. Pourquoi ceux-ci ne l’avaient-ils pas encore transpercé alors qu’ils en avaient eu plusieurs fois l’occasion, le serrant de si près comme maintenant dans ce passage difficile qu’il lui semblait percevoir leurs souffles brûlants lui caresser la nuque et le dos ? Redoutaient-ils de l’exterminer en ces lieux  et de l’affronter de face s’il venait à se retourner subitement pour leur faire payer leur audace ? Faisaient-ils preuve de superstitions inhérentes aux êtres évolués, démontrant que leur faculté à pouvoir penser d’une manière abstraite ne s’avérait pas aussi primitive que ce qu’on leur accordait ? L’homme en doutait…

Sa manœuvre de louvoyage ne fit qu’accélérer un peu plus le mécanisme de la fatigue et permit au désespoir de prendre une fois de plus le dessus sur son mental. Bien qu’il eût tout tenté depuis l’aube pour les dérouter et leur faire perdre ses traces, ses poursuivants ne le lâchaient pas, se relayaient derrière lui comme l’auraient fait des loups expérimentés. Sûrs d’eux, le sachant dans la même condition qu’une antilope longuement traquée et prête à s’écrouler, les yeux exorbités et les sabots complètement usés, ils semblaient deviner la moindre de ses intentions, prévenaient ses continuels changements de direction, se remplaçaient de plus en plus fréquemment pour le forcer et ne lui permettre aucun répit.

Mais, à l’inverse des loups qui crochetaient les flancs de leurs proies à la moindre opportunité, ils retardaient la mise à mort et le poussaient toujours plus loin comme s’ils voulaient que le lieu de son massacre se passât dans un endroit le plus éloigné possible de son campement. Comme s’ils voulaient s’assurer qu’aucune aide des siens ne viendrait le soustraire à leurs cruels desseins !

Yorg, tel était son nom, n'avait pratiquement pas fermé l'œil de la nuit. Il sombrait doucement dans le sommeil quand un puissant Hou-huo avait retenti dans le village et l'avait sorti de sa torpeur. Il savait comme ceux de son clan que la nuit se révélait toujours pleine de bruits. Certains s'identifiaient facilement, d'autres laissaient planer de nombreuses suspicions. Les jappements des renards se mêlaient aux grognements des blaireaux et des hurlements des loups. Les sinistres ricanements des grandes hyènes s'élevaient parfois, couvertes soudainement par le rugissement d'un grand fauve à crinière. Il y avait aussi les craquements presque imperceptibles et les bruissements furtifs dénonçant la présence d'un fauve silencieux tel qu'un léopard ou un tigre à dents de sabre maraudant aux abords du village, les petits tut poussés par des batraciens se confondant avec les cris de petites chouettes, les hululements modulés d'autres rapaces nocturnes et ce puissant Hou-huo qui les terrorisait tous.

Les trois sorciers de son clan, représentant trois générations successives se refilant sous le sceau du secret les médecines et les invocations inhérents à leur position, affirmaient que par ces cris, les esprits les prévenaient que l'un des leurs allait bientôt rejoindre le territoire des ombres.

Yorg avait écouté ces avertissements s'élevant au-dessus de leur village, sa femme, ses deux fils et les deux filles qu'il avait eues d'une première femme maintenant disparue, tremblants et terrorisés accrochés à lui. Ils se trouvaient encore éloignés de sa propre cabane, semblaient destinés à d'autres que lui. Puis, la peur au ventre et dégoulinant de sueur, il les avait entendus traverser la toiture de sa cabane comme ci l'esprit s'était perché juste dessus… comme s'il le mettait en garde, l'incitait à se préparer…

Yorg n'était pas d'un tempérament peureux. Bien au contraire. Il prenait parfois des risques qu'il ne calculait que superficiellement. Dès les premières lueurs de l'aube, étonné d'être encore en vie, il s'était risqué dehors, bien décidé à savoir, les esprits frappant de différentes manières. On perdait la vie dans la rivière, de maladie, sous la colère du ciel, sous les sagaies d'un clan ennemi ou la dent d'un grand prédateur. L'homme payait pour une erreur ou une offense dont il n'avait pas conscience…

Yorg avait fait plusieurs fois le tour de sa cabane, lentement, sa sagaie prête à frapper, ses yeux fouillant les moindres recoins d'ombre cernant les autres cabanes. Puis il avait élargi ses cercles à la recherche d'empreintes. Aucun grand fauve n'était venu rôder. Toujours sur ses gardes, il avait alors commis l'erreur de s'aventurer seul aux abords de la forêt et s'y était engagé en dépit du bon sens.

Il contournait un épais fourré avec circonspection quand il s'était fait surprendre dans les brumes matinales. Maintenant, tout en allongeant ses foulées, il regrettait sa petite escapade solitaire. Le Hou-huo l'avait prévenu et les robustes hommes aux longs bras d’habitude si pacifiques le pourchassaient avec obstination, cassaient soudain une amitié scellée depuis toujours entre leurs deux peuples. Qu'avait-il donc fait pour mériter cela ? Quels sombres desseins avaient envahi les esprits primitifs des Liangs comme les appelaient ceux de son clan?

Prenant garde de ne trahir leur présence, se déplaçant sans bruit, les longs bras s'étaient débusqués sur ses arrières pour lui barrer le chemin alors qu’il le rebroussait justement pour retrouver les siens, n'osant s'aventurer plus loin. Il avait soupiré de soulagement en croyant au premier abord que les hommes velus aux mœurs semi-arboricoles voulaient lui quémander quelque chose comme ils en avaient souvent pris l’habitude, fascinés qu’ils étaient par l’artisanat élaboré des hommes aux Cheveux rouges qu’ils se trouvaient dans l’impossibilité d'égaler. Mais leur comportement inhabituel et les expressions que trahissaient leurs visages l'avaient incité à rester prudent. Ces êtres là ne pouvaient dissimuler longtemps leurs véritables intentions. Elles se lisaient dans leurs yeux qu'ils tentaient de dérober aux regards inquisiteurs. Yorg les avait rapidement discernées et si la nature dans ses partages arbitraires avait donné une forte intelligence aux êtres évolués, elle laissait malheureusement pour lui la force aux brutes primitives.

Dans un corps à corps avec les hommes aux longs bras, il ne sortirait pas vainqueur. Il le savait… cette évidence ne lui échappant pas. Un seul d’entre eux aurait suffi pour le ceinturer brutalement et l’étouffer sans qu’il put se dégager de son étreinte. Et puis, lorsqu'ils se battaient, les hommes aux longs bras infligeaient de profondes morsures à l'aide de leur redoutable dentition pourvue de canines ressemblant à celles des grands singes.

Ainsi, les esprits lui avaient envoyé les Liangs, ces êtres qui ne s'exprimaient que par vocalises. Le puissant Hou-huo l'avait averti et il n'en avait pas tenu compte… Qu'avait-il bien pu faire pour froisser les esprits ? Etait-ce parce qu'il avait continué à appeler et à nourrir les longues mâchoires malgré l'interdiction des chamans de son clan ?

Yorg était le seul à oser pénétrer jusqu'à mi-jambes dans les eaux de la rivière après avoir tambouriné sur un tronc creux pour appeler les grands crocodiles habitués à sa présence. Il leur distribuait à manger, poisson ou gibier, tout en restant vigilant et prêt à se retirer à temps. Cette habitude qu'il avait prise avec une audace frisant l'arrogance alors que les autres tremblaient à l'idée de voir surgir les formes sombres des eaux mouvantes pour les happer dans un sinistre claquement de mâchoires ne plaisait pas aux sorciers. Ceux-ci y voyaient une provocation, un outrage que le chasseur paierait un jour ou l'autre. Il y avait aussi une jalousie grandissante résultant de cette peur à s'approcher des esprits de la rivière aux peaux écailleuses. Malgré leur statut, les chamans ne pouvaient égaler Yorg et cela leur insupportait de plus en plus.

Et puis, depuis quelques temps, Yorg s'opposait ouvertement aux décisions de leur chef devenu déraisonnable en voulant s'adonner à de nouveaux rituels qu'il jugeait stupides et inutiles. Il n'avait pas besoin, lui, de se livrer au cannibalisme et de se gaver des cervelles de ses semblables pour s'immiscer dans le domaine des longues mâchoires. D'autres chasseurs dégoûtés par ces pratiques qu'ils ne comprenaient pas et malgré les menaces des chamans avaient pris son parti. Certains restaient neutres et préféraient vivre en toute ignorance de ce qu'il se passait dans des endroits tenus secrets. Le clan se trouvait divisé et un clan dans lequel régnait la discorde voyait sa survie menacée. Un voile d'incertitude enveloppait le village, inquiétant, plein de menaces, et contre toute attente, Yorg ne cédait pas. Au contraire, et bien qu'il ne briguât pas le poste de chef, il se rebellait et menaçait à son tour. Il ne paierait pas pour les inconséquences meurtrières des autres. Il ne laisserait pas sa descendance se faire occire pour satisfaire aux caprices d'un esprit imbécile. Car il était sûr que ces autres —des chasseurs d'un autre clan— dont on croyait qu'ils ne se doutaient de rien réussiraient à traverser la rivière pour venir les exterminer. A leur place, il chercherait et trouverait.

L'attitude de Yorg qui proclamait avec arrogance que les esprits aux longues mâchoires le protégeaient et lui éviteraient une fin tragique était devenue une véritable provocation aux yeux du chef et des trois chamans. Le lui faisaient-ils payer ? Avait-il mésestimé les pouvoirs du plus vieux des sorciers ? Celui-ci insufflait-il sa volonté aux longs bras ?

Heureusement, Yorg possédait sa sagaie, redoutable et meurtrière. Une lame de silex tranchante et effilée, liée soigneusement sur un long manche en bois de bouleau poli avec soin. Il sentait aussi le bourrelet de peau saillir sur sa ceinture au niveau de sa hanche. Son coutelas en os dont il ne se séparait jamais à l’image des autres membres de son clan s’y logeait et n’attendait que le moment d’être dégainé. Maigre consolation contre autant d'adversaires, cela le rassurait un peu.

Plusieurs fois, alors qu’il contournait de puissants chênes aux basses ramures offrant de nombreuses possibilités, l’homme aux cheveux rouges eut le réflexe primitif de vouloir les escalader et trouver refuge dans les feuillages d’une fourche épaisse pour se soustraire à un avenir entaché d’incertitudes, ce qu’il aurait fait devant l’acharnement d’un cervidé, d’un sanglier ou d’un ours. Il ne lui aurait fallu que peu de temps pour disparaître dans l’épaisseur des feuillages. Mais son instinct l’empêchait de commettre cette erreur lourde de conséquences. A la manière des singes craignant l’attaque nocturne des grands fauves et des charognards en maraude, les hommes aux longs bras qui ne se construisaient pas de cabanes se regroupaient souvent le soir avant la tombée de la nuit dans les hautes frondaisons de ces arbres lorsqu’ils se trouvaient trop éloignés de la sécurité de leurs cavernes insalubres. Derniers remparts devant les intrépides léopards et les grands tigres aux dents en forme de sabre, les mâles adultes, plus lourds et moins souples, se tenaient dans les fourches maîtresses à la manière des grands singes, défendant ainsi l’accès à leurs femelles et à leur progéniture. Bien qu’ils fussent moins agiles que les quatre mains, ils excellaient dans l’art de se déplacer dans la strate arborée… Tenter de leur échapper en se risquant dans un milieu qui leur était familier leur faciliterait les choses… L’homme aux Cheveux rouges ne pouvait les égaler dans ce domaine.

 Haletant, épuisé, couvert de sueur et auréolé d’un nuage de mouches, le chasseur s’arrêta au cœur d’une petite clairière pour reprendre son souffle et se retourna d’un bloc pour faire face. Son cœur résonnait dans les profondeurs de sa poitrine et chacun de ses coups précipités agitait la base de son thorax. Il n’aurait jamais cru que ses poursuivants pouvaient faire preuve d’autant de résistance et de vélocité, que leurs jambes plus courtes et légèrement arquées pouvaient rivaliser avec les siennes sur une aussi longue distance.

 Des chevreuils s'étaient défilés dans les fourrés. Un gros blaireau avait prestement regagné les profondeurs de son terrier creusé entre les racines d'une souche pourrissante. Seul, un renard curieux continuait d'observer la scène, dissimulé dans l'épaisseur d'un massif de fougères.

Surpris de cette volte face, les longs bras en firent autant et se tinrent en demi-cercle élargi à une distance respectueuse pour couper toute retraite à leur proie, leurs yeux sombres rivés sur son arme, une légère écume blanchissant leurs lèvres épaisses.

Peu de temps auparavant, envasé jusqu’au-dessus des chevilles dans une enclave palustre s'insinuant dans la forêt, le Cheveux rouges avait bien cru les distancer en se faufilant entre les immenses touffes d’iris et de roseaux. En opérant un vaste mouvement tournant, il avait tenté de revenir sur ses pas pour leur échapper, les laissant patrouiller dans ce qui risquait de devenir un dangereux marécage.

C’était mal connaître la perspicacité instinctive de ces êtres primitifs et leur ténacité à pister leurs proies. Le subterfuge s'était avéré inutile : les hommes aux longs bras ne s'étaient pas laissés abuser. Se fiant aux bruants décollant précipitamment du lieu de leur couvée, ils n’avaient eu aucun mal à le situer et à le rattraper en coupant au plus court.

Déçu et résigné, Yorg en avait profité pour soulager sa vessie, et ses poursuivants, comme s’ils n’osaient encore assouvir leur dessein, l'avaient laissé uriner dans son pagne et lui avaient accordé un léger répit… Celui de se convaincre qu’ils allaient l’anéantir en conjuguant leurs efforts.

Leurs grognements et leurs gestes significatifs ne laissèrent plus aucun doute au chasseur. Les longs bras s’enhardissaient, se consultaient rapidement du regard tout en communiquant entre eux par de petits grognements. Leur proie ne leur échapperait pas…

Pourquoi ces êtres bien plus forts que lui hésitaient-ils encore, ne le massacraient-ils pas sans plus attendre ? La réponse lui vint des regards sombres d’où fusaient des lueurs de crainte dès qu’il agitait sa sagaie. Ils redoutaient son arme et espéraient certainement qu’il la leur abandonne sans combattre. Il faillit s’en dessaisir et la projeter aux pieds de celui qui semblait posséder un ascendant sur les autres mais un doute la lui fit conserver : si les longs bras avaient voulu une telle arme qu’ils se trouvaient dans l’incapacité de fabriquer vu leur peu de connaissances et l’archaïsme de leur industrie, ils auraient pu venir la troquer ou la lui demander dès leur rencontre matinale.

Yorg ne s’en serait pas séparé, ces armes demandant un temps de fabrication relativement long et ces êtres là se suffisant amplement de leurs épieux durcis au feu…

Chassant les mouches s'agglutinant sur son visage, Yorg réfléchissait vite, les regardant à tour de rôle, évaluant une nouvelle fois ses chances de s'en sortir. Une certitude se forgeait dans son esprit. Les longs bras ne convoitaient pas que son arme. Leur but était tout autre. Ils se maintenaient toujours de façon à lui couper toute retraite. Inconscients de leur supériorité et complètement inféodés à la crainte que leur inspirait la merveilleuse sagaie, ils attendaient en le soupesant du regard les prémices qui les avertiraient que leur proie ne serait plus capable de leur opposer une résistance efficace.

Malgré la peur qui l’enveloppait et annihilait une partie de sa conscience, Yorg se sentit gagner par une vague de colère qu’il ne pouvait assouvir. Il ne leur offrirait pas le plaisir de se faire dépecer comme une bête épuisée et se résignant à son destin. Il n’était pas l’une de ces proies ruminantes dont on abandonnait les restes aux charognards. Et puis… il ne tenait pas encore à mourir, à connaître les incertitudes d’un au-delà plus qu’hypothétique malgré la confiance qu’affichaient les trois chamans de son clan dans leurs propos amphigouriques… Des assertions qu’on se permettait parfois de mettre en doute quand on les comprenait…

Les mâchoires serrées et les yeux réduits à deux fentes, Yorg continuait à se conforter dans son opinion. Il eut un éclair de clairvoyance. La disparition de plusieurs jeunes ces derniers temps et la découverte de flaques de sang dans des endroits où se devinaient aisément des traces de lutte avaient laissé supposer qu’un redoutable prédateur rôdait en permanence dans l’ombre de leur campement et se nourrissait aux dépens de leur progéniture sans trop se fatiguer. C’était plausible, les fauves tels que léopards, tigres et ours ne manquant pas, sans parler des lions et des grandes hyènes cavernicoles. Leurs traces recoupaient souvent celles des hommes et leurs manifestations vocales s’élevaient dans la nuit, menaçantes, inquiétantes. Seul, le feu les tenait à distance et permettait aux chasseurs de rester en terrain découvert.

Et puis, il y avait eu ces Hou-huo … Pourquoi les esprits jetaient-ils leur progéniture en pâture à ces êtres qui n'avaient jamais fait preuve de cannibalisme ? 

Malgré les mesures de protection et les nombreuses battues, le responsable de ces disparitions était resté introuvable… Les meilleurs pisteurs n'avaient relevé que les empreintes des larges pieds des hommes aux longs bras. Peut-être avaient-ils voulu secourir l’un des leurs en fâcheuse posture ? On avait alors pensé que les esprits manipulaient le fauve pour les punir d’une négligence à leur encontre… pour leur rappeler leur présence et la dévotion qu’on leur devait… On fit appel aux trois sorciers qui tentèrent de conjurer le sort en cérémonies et offrandes… Le plus ancien, un rhumatisant tordu comme un pied de lierre rabâcha les longues litanies apaisantes tandis que son fils s’occupait des offrandes. Le plus jeune, répondant au nom de Gorian, entra dans des transes dorénavant interdites à ses aînés… Rien n’y fit…

En fait, l'attitude des sorciers avait démontré qu'ils erraient dans l'incertitude, qu'ils ne savaient plus de quel côté se positionnaient les esprits. Ceux-ci punissaient-ils le clan pour des actes qu'ils réprouvaient ?

L’homme aux cheveux rouges venait subitement de comprendre, hélas tardivement, que les auteurs de ces disparitions se tenaient devant lui en grognant sourdement. Ils ne se contentaient plus des charognes disputées aux vautours et des nombreux petits animaux à sang froid complétant leur alimentation en grande partie végétarienne, la saveur de la viande fraîche le jour où on leur avait cédé une partie du gibier pour entretenir de bonnes relations ne les laissant pas indifférents. Ils y avaient pris goût et s’en procuraient sur des proies plus faciles à abattre que les bêtes à cornes ! Les hommes aux longs bras étaient devenus anthropophages, avaient décimé une partie de leur descendance avant de s’attaquer aux adultes. Ce fait inattendu allait peser sur les épaules de Rourk, le chef des Cheveux rouges. Pourquoi s'était-il obstiné dans ses desseins risqués et avait-il entraîné les Liangs avec lui ? De toute évidence, ceux-ci reproduisaient ce qu'ils avaient vu.

Un rictus de colère défigura le visage du chasseur. Sa bouche se tordit et le tracé de ses pommettes saillantes s’accentua. La rage de venger les siens le démangeait mais la raison l’incitait à fuir de nouveau. Les forces en présence ne penchaient pas en sa faveur. La détermination et l’incroyable état de fraîcheur de ses poursuivants qui se rapprochaient en rehaussant agressivement leurs épieux de bois durci au feu lui firent reprendre le chemin de la rivière en longues foulées. S’il parvenait à l’atteindre et à la traverser, il trouverait protection au campement du vieux Norlig, chez les Hamigs, ces chasseurs aux yeux étrangement couleur du ciel, ces chasseurs qui vénéraient les ours à un tel point qu’ils laissaient patrouiller ces redoutables prédateurs en toute impunité sur leur territoire sans craindre de se voir un jour ou l’autre attribuer la destinée des proies potentielles.

Yorg redouta soudain de tomber entre les griffes du puissant et imprévisible wooly si redouté des chasseurs de son propre clan. D’un autre côté, il en venait presque à le souhaiter. Surprendre un ours des cavernes comportait toujours des risques. Chaque animal possédait sa propre personnalité et réagissait différemment. Certains faisaient preuve d'une grande tolérance et d'une curiosité maladive, d'autres se montraient imprévisibles et belliqueux. La réaction sauvage du monstre qui s'était approprié les abords de la rivière disperserait les Longs bras. Elle entamerait sérieusement leur confiance. Il profiterait de leur débandade pour leur échapper tout en prenant garde de ne tomber sous les griffes meurtrières.

L’homme aux cheveux rouges dévala la pente escarpée en se jouant des buissons aux épines acérées. Si elles lui ôtaient un peu de sa vitesse, ses bottes de peaux lacées jusqu’au-dessous des genoux le protégeaient efficacement. De leur côté, ses poursuivants bénéficiaient d’une protection plantaire naturelle de corne épaisse à toute épreuve, mais ne s’aventuraient qu'avec beaucoup de précautions dans les escarpements où la ronce le disputait avec l’aubépine ou l’acacia.

La rivière coulait tout proche. La chanson de ses eaux rebondissant contre les gros cailloux érodés dans une déclivité où elle prenait de la vitesse parvenait aux oreilles de Yorg. Encore quelque effort et il serait au bord de ses berges humides, s’élancerait en bonds souples de cailloux en rocher pour la franchir. Peut-être tomberait-il sur les chasseurs du vieux Norlig, ceux-ci fréquentant régulièrement les alentours immédiats de leur rivière ?

Un pacte unissait les deux clans depuis fort longtemps : autrefois on s’échangeait de la nourriture, les Hamigs étant de bons chasseurs et les hommes aux cheveux rouges d’excellents pêcheurs. Mais on s’échangeait aussi les jeunes filles, quand celles-ci se trouvaient en âge de se reproduire et ne le pouvaient dans leur propre clan. Bien que de nombreuses saisons s'étaient écoulées depuis leur dernière rencontre, il ne faisait aucun doute que les chasseurs du vieux Norlig lui apporteraient leur aide.

Mû par cette espérance, Yorg sortit de l’ombrage des arbres sans se soucier des branchages le fouettant au passage et se précipita dans une végétation spongieuse dans laquelle il s’engrava maladroitement. Il ne reconnut pas l’endroit et ne put situer avec précision où se trouvaient les passages franchissables. Devant lui, aucun caillou érodé, aucun rocher recouvert d’algues visqueuses, pas même un monticule végétal, petit îlot miniature qui aurait pu lui offrir une base assez solide pour lui permettre de se propulser plus avant. A deux portées de sagaie, un long cordon de grands roseaux le séparait de l’autre berge. Des hérons en décollèrent précipitamment. Véritable obstacle, il comprit vite, au fur et à mesure qu’il s’en rapprochait, qu’il ne les franchirait pas facilement, qu’il ne pourrait s’y dissimuler, les longs bras se servant aussi bien de leur flair que de leurs yeux. Son fol espoir s’envolait.

 Plus loin sur sa gauche, Yorg entrevit pourtant une échappatoire. Juste avant une avancée de saules et d’aulnes cachant une grande portion de visibilité, une bande de gros sable frangé d’écume blanchâtre succédait aux roseaux. Il s’y précipita. Un rapide coup d’œil en arrière lui assura que ses poursuivants profitaient de ses hésitations pour le rejoindre et se déployaient de façon à l’enfermer de nouveau comme s’ils sentaient que leur gibier serait bientôt et définitivement à leur merci.

 Des oiseaux aquatiques s’envolaient de toutes parts en poussant des cris de réprobation. Des loutres grasses et luisantes plongeaient après avoir assouvi leur curiosité maladive. Des rats monstrueux s’extirpaient des touffes d’herbe et se coulaient dans les eaux comme si cette scène ne les regardait en rien… Moins indifférente et toujours encline à se jeter sur les restes des repas que leur abandonnaient quotidiennement les fauves de toutes sortes, une bande de corbeaux noirs attentifs reporta toute son attention sur ces nouveaux arrivants. Leur précipitation irraisonnée par une chaleur aussi écrasante dénotait qu’un drame allait se jouer sous peu sur cette petite plage propice au dénouement d'un dernier acte…

 De l’eau jusqu’aux genoux, sentant le lit de la rivière s’approfondir à chacun de ses pas et redoutant de s’engager plus avant parce qu’il ne savait pas nager et que les esprits de la rivière s’empareraient de son corps pour le noyer dans les tourbillons, le chasseur aux cheveux rouges comprit que les esprits de son clan ne l’accompagnaient pas aujourd’hui. Pire, ils lui laissaient entrevoir avec un profond goût d’amertume les formes inquiétantes de la sombre ouverture des grands territoires d’où l’on ne revient pas. Le Hou-huo l'avait averti…

N’ayant plus aucune alternative, Yorg se retourna et fit face. Chancelant et écrasé de chaleur, cerné de grosses libellules et de nuages de moucherons, sans quitter du regard ses adversaires qui l’attendaient sur la berge, il se pencha et but l’eau qu’il récupéra dans le creux de l’une de ses paumes. Cela lui fit un bien fou et sa main replongea plusieurs fois. Il combattrait puisqu’il n’avait d’autre solution et démontrerait aux longs bras et aux esprits qui les manipulaient que vouloir ravir sa vie comportait des risques, qu’il ne leur serait pas aussi facile de se partager son cadavre comme ils l’avaient fait de leurs jeunes, qu’il ne rejoindrait pas les grands territoires pour assouvir les caprices de leurs estomacs flattés par la saveur d’une nouvelle alimentation. Il allait leur faire regretter de s’en prendre à lui et venger les siens par la même occasion… Il allait leur faire regretter leur manque de courage pour ne pas l’avoir occis quand ils pouvaient le faire sans risque.

Sur la droite des hommes aux longs bras au nombre d’une huitaine, en prolongement de la lisière d’arbres et amenuisant la grève spongieuse jusqu’à la noyer dans les eaux, un rempart d’escarpements rocheux embroussaillés d’une végétation coriace ôtait toute illusion de tentative de fuite par ce passage. Les yeux de Yorg s’attardèrent sur les longues tiges rampantes, grimpantes et ligneuses d’où s’échappaient des grappes de petites baies rouges et elliptiques. La douce-amère puisait sa vitalité dans l’humidité du sol et grimpait gaillardement dans les hauteurs en s’enroulant autour d’autres plantes leur servant de support. Très toxique, les sorciers du clan des hommes aux cheveux rouges n’hésitaient pourtant pas à l’employer pour soigner les problèmes pulmonaires des membres de leur clan toussant à s’arracher les poumons, calculant savamment les doses après avoir longuement palabré avec l’hypothétique esprit de la plante. Le plus souvent, ne sachant la doser, ils ne réussissaient qu’à abréger rapidement la vie d’un malade en sursis…

 Irrités de cette attente s’éternisant et de peur que leur proie ne se mît à longer la berge dans une eau plus profonde qu’ils n’oseraient atteindre et leur échappât dans les immenses massifs de roseaux qu’elle pourrait facilement rejoindre et contourner, les êtres à la face fortement prognathe et à l’épais pelage pénétrèrent dans l’eau à leur tour. Non sans une certaine répulsion. L’un d’eux, le plus proche et le plus déterminé retroussa ses lèvres et grogna sourdement en brandissant son épieu. Yorg comprit que sa vie allait se jouer à cet instant. L’audace et l’assurance supplantaient la crainte qu’il inspirait aux Longs bras. Une vérité qui ne jouait pas en sa faveur prenait jour dans les tréfonds nébuleux de la brute primitive. L’être aux jambes fléchies s’avançait, décelant maintenant que la proie haletante qui se tenait devant eux se révélait un être bien plus faible qu’eux malgré ses armes et sa dextérité à s’en servir. Un être entièrement à leur merci. Il projeta son arme avec une telle précision que Yorg la sentit lui raser le torse quand il effectua un brusque mouvement de côté pour l’éviter. Sa réaction fut immédiate. Il se précipita vers le puissant primitif désarmé en hurlant sauvagement et lui enfonça violemment sa sagaie dans les reins quand celui-ci se retourna prestement pour s’enfuir à la vue de la pointe effilée. Le Long bras poussa un cri déchirant et s’écroula dans l’eau devenue boueuse. Les autres s’agitèrent, un instant indécis.

 Perchés dans les arbres et surveillant la scène de très près, les corbeaux savaient qu’ils ne chercheraient pas longtemps de quoi se remplir le gésier. Là où il se trouvait, les eaux peu profondes n’entraîneraient pas le cadavre.

Dissimulé par un massif de douce-amère, un autre animal, bien plus redoutable et opportuniste à ses heures, surveillait lui aussi l’agitation humaine de son promontoire niché dans les hauteurs le long d’une excavation naturelle.

 Yorg retira brutalement son arme de l’épaisse musculature d’où giclaient des jets de sang et s’apprêta à s’en servir de nouveau pour frapper une deuxième fois l’être recroquevillé à ses pieds et agonisant. Il n’en eut pas le temps. La mort le faucha à son tour sous l’apparence d’un autre épieu de bois vert durci au feu, l’une de ces armes au manche tordu et si mal dégrossi qu’on n'aurait jamais soupçonné qu’elle put être aussi redoutable. Dans sa rage d’achever sa victime, il avait relâché son attention et n'avait pu l’éviter comme il l’avait fait de la première. Elle le pénétra profondément dans les côtes et le renversa sur le dos. Il hurla en se débattant, puis son visage se crispa en un rictus de souffrance. Ses deux mains enserrèrent le manche meurtrier. Un cri de rage mêlé de douleur s’échappa de sa gorge. Accompagnée par un flot de sang rouge vif, sa vie s’échappa par ce trou béant dans sa cage thoracique.

 Agité de soubresauts, la tête rejetée en arrière et le regard tourné vers le ciel, l’homme aux cheveux rouges en vit une dernière fois l’immensité azurée. Il aperçut vaguement les silhouettes noires des corbeaux et vit aussi d’une manière floue les visages aux yeux sombres et aux lèvres écumantes penchés respectueusement au-dessus de lui. Avant d’expirer, il entendit les grognements de satisfaction de ces êtres qui l’avaient pourchassé sans répit depuis la levée des brumes matinales.

 Un moment décontenancés et pleins de tristesse à la vue de leur compagnon qu’ils ne pouvaient ramener à la vie, les Liangs reportèrent leur attention sur la magnifique arme de leur victime. Ils se la repassèrent de main en main en poussant des grognements admiratifs. N’était-elle pas merveilleuse ?

8 septembre 2009

L'EPREUVE IMPOSSIBLE chapitre 1

Le temps était lourd, l'atmosphère pesante. L'air manquait. Aucun bruissement ne filtrait des feuillages. Aucun souffle de vent ne venait les agiter. Les arbres semblaient figés comme s'ils avaient peur de gaspiller leur précieuse sève.

Dissimulé dans les hautes ramures d’un chêne, dans une zone d'ombre où il était plus facile de voir sans être vu, poste stratégique, un geai à l’œil vif lissait consciencieusement les longues plumes de ses ailes. Tôt le matin, il s’était abattu sur une imposante fourmilière constituée en surface d'un dôme d'aiguilles de pin empilées, ailes largement déployées, se laissant envahir par une armée de guerrières farouches. Celles-ci, quelque peu engourdies par la froidure matinale, avaient pourtant réagi avec vigueur et s'étaient profondément insinuées dans son plumage, le déparasitant de tous les importuns en utilisant leur redoutable acide formique.

L'oiseau aux jolies petites plumes bleues bordant une partie de l'extrémité inférieure de ses ailes recourait fréquemment à cette méthode de nettoyage, bénéficiant de l'aide inconsciente d'une armée sans cesse sur le qui-vive et prête à se sacrifier pour la survie de sa colonie.

Les corneilles du coin et de nombreuses autres espèces ailées connaissaient aussi cette combine. Les oiseaux s'observaient entre eux et reproduisaient les comportements qui leur paraissaient bénéfiques. Conséquences de ces imitations, certains jours la fourmilière subissait de fréquents dérangements et se transformait en véritable champ de bataille. Malgré leurs déboires successifs, les guerrières rouges de l'espèce la plus agressive s'acharnaient et reconstituaient inlassablement le dôme de leur palais souterrain.

Débarrassé de la vermine avide et prompte à se soustraire à l’emprise de son bec par cet ingénieux procédé, le geai s’était vigoureusement secoué avant de regagner la sécurité de son arbre favori : un vieux chêne au tronc torturé dont les immenses ramures se mélangeaient avec celles d’autres essences, un patriarche au feuillage si épais qu’un fauve en pleine sieste ou à l'affût d'une proie n’aurait pu s’y discerner aisément.

L’oiseau remettait méticuleusement de l’ordre dans sa tenue tout en gardant un œil vigilant sur ce qu'il se passait dans la petite clairière et ses alentours. Pleine de danger et de prédateurs en quête de la moindre opportunité, la forêt se révélait impitoyable pour qui ne se tenait pas sur ses gardes et faisait preuve d’insouciance. Le chat sauvage et le lynx apparaissaient silencieusement aux endroits où on ne les y attendait pas, et si on avait décelé leur approche et qu'on se concentrait dessus pour ne pas se retrouver étriper par des griffes acérées, le danger venait brusquement du ciel sous la forme d’un bec crochu et de deux serres puissantes: l'autour aux ailes trapues surgissait d'entre les arbres les plus resserrés avec une incroyable aisance et poursuivait sa proie dans les buissons les plus touffus. Proie qui n'avait que peu de chance d'échapper à un tel virtuose.

Les serpents se faufilant entre les herbes et les broussailles, grimpant dans les arbres et confondant habilement leur livrée avec la végétation environnante ne se montraient pas plus cléments. Les renards s'avéraient habiles, les blaireaux profiteurs, les belettes et les martres d'une rapidité foudroyante. En fait, les prédateurs ne manquaient pas, chacun d'eux utilisant sa propre stratégie découlant d'un passé entaché de nombreux insuccès.

Et puis… il y avait aussi les geais du voisinage, des rivaux opportunistes qui tentaient plus ou moins d’usurper son domaine et de l’en évincer à la première occasion. Il fallait rester vigilant et se montrer aussi impitoyable que les autres pour conserver la jouissance de son territoire et la prérogative de s'accoupler avec toutes les belles de passage.

 L’hiver s’était montré interminable, d’une rare rigueur. Il avait enserré avec âpreté tout ce qu’il avait pu saisir sous son étreinte glacée, fortement durci les sols et recouvert d’épaisses couches de neige les moindres surfaces disponibles, dissimulant les nombreuses cachettes où les petits animaux avaient patiemment engrangé des provisions en prévision de périodes difficiles. Il avait poussé son emprise jusqu'à s'infiltrer dans les interstices rocheux les plus minimes, avait isolé lacs et cours d’eau et transformé les deux cascades en silhouettes fantomatiques et brillantes.

 Véritables repères stratégiques dans cette nature insoumise, ces deux cascades érigées comme d'insurmontables obstacles vomissaient des flots tumultueux qui dévalaient les pentes en décrivant de nombreuses courbes et se rejoignaient dans l'épaisseur d'une sombre forêt comme deux serpents amoureusement enlacés. Il aurait été bien difficile pour des chasseurs étrangers en expédition de comprendre ce qui se passait à l'emplacement de ces amours fluviaux, les eaux limpides en provenance des lointaines montagnes se trouvant soudainement entachées par les flots limoneux rejetés par les collines avoisinantes.

Tardif, le printemps n’avait pas fait preuve d’une grande mansuétude, alternant périodes de pluies et de vent froid. Perce-neige et bulbes de crocus, indispensables pour la bonne santé des ours à la sortie d‘une longue période d’hivernation, ne serait-ce que pour remettre en service leur système digestif encore léthargique, s’étaient révélés d’une médiocre qualité et difficiles à détecter.

Pourtant, depuis trois jours, aux premières révélations de l’été, le soleil régnait en maître dans un ciel d’azur.

 Conséquence inévitable de ce brusque changement de climat, une chaleur lourde et oppressante enserrait la nature dans un étau moite à la limite du supportable. Le ciel se fâcherait bien avant que les dernières lueurs du jour ne se soient estompées. Sa colère n'épargnerait personne. A tout moment, les orages redoutés menaçaient de sévir violemment.

 L'ours, un colosse puissamment armé de griffes et de crocs et entièrement recouvert d'une toison évoluant vers le fauve sombre à mesure qu'il vieillissait, avait passé les périodes froides dans une tanière qu'il s'était creusée au-dessous d'une vieille souche. Une cachette sûre, difficile à découvrir dans un petit replat d'une pente abrupte et que des épaisseurs de neige dissimulaient totalement. Il s'était pour la première fois abstenu de prendre le risque de se faire surprendre dans les profondeurs d'une grotte obscure. Pas qu'il redoutât de se mesurer aux hommes qu'il considérait de son point de vue de prédateur comme des êtres chétifs et inconséquents, mais parce que ceux-ci possédaient une arme bien plus redoutable que celles dont la nature l'avait doté, et qu'ils s'en servaient à plus ou moins bon escient, lorsque le hasard voulait qu'ils se retrouvassent face à face… Mais… était-ce bien le hasard ?

Les hommes qu'il rencontrait de temps à autre sur les bords de la rivière, ceux de cette tribu qui partageaient son domaine, le concurrençaient sournoisement sur ses lieux de pêche et de collecte végétale. S'ils le pistaient de temps à autre pour l'observer en toute impunité, ce qu'ils croyaient à tort, ils lui laissaient toujours le passage et s'esquivaient prudemment dès que la distance de sécurité les séparant et que la géographie des lieux ne se prêtait plus à une retraite rapide. Ces hommes connaissaient une grande partie des grottes de son territoire, les visitaient avec des arrière-pensées malsaines pour sa fourrure quand il ne s'y trouvait pas, croyant en toute simplicité qu'il ne s'apercevrait pas de leur intrusion. Mais les hommes ne possédaient pas son flair développé à l'extrême, un atout de tout premier ordre qu'il était bien difficile de tromper. Avaient-ils seulement conscience de cette supériorité ? Des parcelles de leurs odeurs flottaient encore longtemps après leur passage, leur hygiène laissant à désirer. Les suivre à la trace ne demandait que peu d'efforts. Sa truffe noire et mobile les détectait avec finesse.

Certains d'entre eux, des primitifs à la démarche encore légèrement courbée, dégageaient des émanations si pestilentielles que l'ours lui-même ne retrouvait pas ses propres marques odorantes et en venait à se demander s'il ne s'était pas trompé de tanière. Ces grossiers personnages ne méritaient que de finir entre les crocs des hyènes difficiles à écœurer lorsqu'il s'agissait de se sustenter…

L'ours n'aimait pas être dérangé quand il sommeillait, masse sombre dissimulée dans une inquiétante pénombre, un œil et une oreille toujours à l'affût. Le surprendre relevait d'un regrettable manque de vigilance ou d'une inconscience encore plus impardonnable. Les hommes le cherchaient-ils lorsqu'ils s'ingéraient dans sa vie privée en osant fouler de leurs pieds ce qui pourraient bien finir par devenir leur tombeau ? L'ours ne se posait pas la question et réglait ses problèmes à son image…

Plusieurs fois, en provenance du petit sentier situé en contrebas, il avait perçu des bribes de ce langage fait d'une suite de sons propre à ceux qui marchent debout. Les hommes se déplaçaient rarement seuls et se montraient souvent bruyants. Bien trop bruyants ! Mais ils n'avaient pas décelé sa présence et lui-même s'était abstenu d'effectuer le moindre mouvement.

Quelques saisons auparavant, moins sûr de lui et plus ignorant des comportements humains et de leurs limites, il aurait émergé de sa cachette dans une gerbe de neige en rugissant sauvagement, déclenchant la plus grande des confusions, de peur de se faire étriper dans la chaleur confortable de son logis. L'attaque s'avérait souvent la meilleure défense. Alliée à la surprise elle semait la terreur et assurait la victoire.

 Non loin du chêne où le geai continuait à lisser ses plumes, l’ours, mollement étendu sur une litière de fougères écrasées à l’ombre d’un massif de grands noisetiers, percevait que le temps allait rapidement changer. Sa longue expérience et les nombreuses fois où il s’était fait surprendre l’incitaient à attendre patiemment que le temps se rafraîchisse. S’il se tenait tranquille, râlant de temps à autre pour souligner son inconfort, il n’en allait pas de même pour les insectes. Ceux-ci s’énervaient, devenaient plus agressifs et tourbillonnaient sans relâche autour de son épaisse fourrure, s’y perdant par escouades suicidaires. Il n’en avait cure, cette dernière le protégeant efficacement contre toute piqûre.

Il aurait fallu être d’une vigueur exceptionnelle pour traverser la jungle de ses grosses bourres collantes et nauséabondes, entremêlées entre elles, infranchissable barrière. Les abeilles en faisaient l'expérience lorsqu'elles tentaient de l’empêcher de détruire leurs résidences et de se gaver du fruit de leur labeur. Elles s'empêtraient furieusement dans les grosses bourres de poils dissimulant une musculature athlétique et l’impudent les ignorait totalement, ne leur laissant pour toute consolation que les débris d’une architecture savamment élaborée et parfaitement nettoyée.

 Pourtant, malgré cette canicule l’incitant à ne pas se dépenser, l’ours agita sa tête massive et se leva pesamment. Abandonner sa cachette discrète lui coûtait mais, bien qu’il y fut habitué, le bourdonnement continuel de son environnement l’agaçait. S’y soustraire relevait de la sagesse…

 En contrebas, à plusieurs centaines de pas de sa litière et au-delà du massif forestier dans lequel il fainéantait et de la large zone palustre la séparant de lui, la rivière chantait, limpide, écoulant ses eaux fraîches et attrayantes. L'ours ressentit l’envie soudaine d’aller s’y baigner, de s’immerger complètement dans les tourbillons argentés, de profiter de cette fraîcheur dont il avait besoin et qu’elle ne manquerait pas de lui procurer. Mais… descendre la pente escarpée par une chaleur pareille demandait de gros efforts. Ces efforts nécessitaient une certaine volonté et de la volonté, cet après-midi là, l’ours n’en avait aucune, sinon celle de ne rien faire.

 Après quelques pas comptés, ayant contourné un bloc rocheux entièrement recouvert de mousses grisâtres, il s’affala de toute sa masse dans une enclave de grandes carottes sauvages, dérangeant d’un seul coup des milliers de petites guêpes butineuses. La chance n’était pas de son côté. Aucune grâce ne l’épargnerait de la ronde des insectes vulnérants. Maîtres de l’espace aérien immédiat, ceux-ci l’occupaient à outrance.

Se roulant sur le dos, l’ours porta l’une de ses pattes avant à son museau et se mit à lécher consciencieusement le large coussinet de son énorme paume.

 Toujours perché dans les ramures de son grand chêne, le geai abandonna sa toilette et l’observa avec plus d’inquiétude que d’intérêt. Sa connaissance des animaux de la forêt l’incitait à se montrer méfiant envers certains personnages... La débonnaire et nonchalante démarche habituelle de l’ours ne le trompait pas. Mais, voyant qu'il ne cherchait qu’un peu de fraîcheur en s’étalant au cœur d’un nuage bourdonnant, l’oiseau ne poussa pas son cri d’alarme et conserva un œil attentif. En tant que gardien de la forêt on ne le bernait pas facilement et il se devait d’accomplir cette tâche ingrate avec une conscience propre à ceux de son espèce. Tâche qui lui valait la déplorable et discriminatoire appellation de dénonciateur de la part des hommes qui lui reprochaient souvent de dévoiler leur approche à un gibier prompt à s'éclipser. Certains, voués depuis leur naissance à une destinée des plus tragiques, en profitaient largement et comptaient sur son zèle pour déguerpir à temps et la prolonger un peu.

 Le geai ne se trouvait pas seul dans l’arbre colossal. Sous la surveillance d’un épervier en embuscade et en attente d’un moment propice, des mésanges nullement incommodées par la chaleur et ne tenant pas en place naviguaient en tous sens, profitant de l’égarement des insectes pour s’en goberger. Un écureuil que la curiosité n’avait d’égal que sa gourmandise descendit le long du tronc crevassé, longea de grosses racines noueuses et sauta lestement sur le rocher. Là, les pattes étirées et la tête vers le bas, il examina attentivement le plantigrade. Son audace frisait l’insolence. Ses grands yeux foncés qui lui mangeaient une grande partie de sa petite frimousse rousse ne perdaient rien des mouvements du puissant prédateur. Pour mieux le voir, il alla même jusqu’à se pencher dangereusement dans le vide en s’accrochant aux mousses de toutes ses griffes dans une position acrobatique. Ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait se risquer à observer un ours des cavernes de si près, l'un de ceux puissamment armés par la nature et ne tolérant pas d'autres que lui sur ce qu'il considérait comme son territoire. Il ne fallait surtout pas rater une telle occasion, mais en prendre sa ration. On en oubliait toute prudence…

 L’ours affalé dans le massif de carottes sauvages concentrait toute l’attention du petit écureuil se croyant en sécurité sur son promontoire moussu. Or, bien plus difficile à détecter, le danger vint d’en haut, par la voie des airs…

 Suivi d’une fuite précipitée, l’avertissement du geai retentit trop tard. Surpris, l’ours se redressa brutalement quand l’autour à l’affût d’une aubaine s’abattit d’un seul coup sur le rocher, arrachant un cri perçant au petit écureuil qu’il enserrait inexorablement dans ses serres puissantes. Le temps de lever une patte armée de redoutables griffes et le rapace reprenait son essor sans lâcher sa proie agonisante. Cela s’était passé vite, très vite, et l’ours grognait de mécontentement. Il ne recherchait que la tranquillité, n’aimait pas se faire surprendre ainsi.

 Le rapace disparut dans le ciel et regagna son aire située dans les hauteurs inaccessibles d’un piton rocheux, vestige d’anciennes falaises basaltiques largement érodées par les vents et les pluies.

L’ours, toujours grognant pour exprimer sa mauvaise humeur, se força à descendre un peu plus bas en direction de l’attirante rivière. La respiration rauque, il se glissa dans l’ombre d’une longue avancée d’arbrisseaux puis se roula avec délectation dans l’humidité de la première zone palustre qu’il rencontra, écartant les hautes feuilles fragiles des plantains d’eau, des saponaires et des populages. Sous son poids, l’eau dissimulée sous le tissu racinaire et les feuillages étalés remonta à la surface, pénétra sa fourrure brûlante et le rafraîchit.

 Puis, à force de se rouler au sol et de se traîner à plat ventre dans des nappes d’eau de plus en plus profondes, écrasant les grands iris en pleine floraison et toute une végétation inféodée à ce milieu aquatique, le plantigrade se retrouva complètement immergé dans une anse entièrement recouverte de lentilles d’eau. Une flopée de grenouilles effarouchées se retrancha dans les profondeurs et se dissimula parmi les élodées avec lesquelles elle confondit ses couleurs.

Touche bleue sur cette aquarelle de verdure et perché sur un branchage cerné de grands nénuphars aux hampes turgescentes, un martin pêcheur décolla précipitamment et alla se jucher dans des hauteurs plus sécurisantes. Au-dessus de lui et en équilibre dans les ramures d’un aulne gigantesque, une dizaine de hérons cendrés n’avaient rien perdu de la débandade des batraciens. Ils attendraient patiemment le départ du plantigrade pour se livrer à leur pêche favorite.

Plus bas, dans l’obscurité de l’inextricable fouillis des basses ramures caressant l’eau et des nombreuses racines aériennes entremêlées, des poules d’eau s’appelaient entre elles, se donnaient l’alarme, confondaient leur plumage avec l’ombre des feuillages. Les canards de passage avaient immédiatement cessé de farfouiller la vase en quête de petits crustacés et quittaient prudemment les lieux, gagnant eux aussi les zones d’ombre, imités par les loutres volages et les rats d’eau prudents.

 Un grand élan mâle dans la pleine force de l'âge et enfoncé dans l'eau jusqu'au poitrail releva sa tête massive, la gueule emplie d'herbes aquatiques. Il prit le temps de la déglutir tout en examinant ce nouveau venu avant de faire demi-tour sans se presser et s'éloigna pour se mettre en sécurité.

 De toute évidence la confiance ne régnait pas. Puissant et imprévisible, l’ours n’était pas le bienvenu. Même si son attitude trahissait des intentions pacifiques, chacun tenait à conserver une distance respectueuse et salutaire.

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LA GRIFFE
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