L'EPREUVE IMPOSSIBLE chapitre 1
Le temps était
lourd, l'atmosphère pesante. L'air manquait. Aucun bruissement ne filtrait des
feuillages. Aucun souffle de vent ne venait les agiter. Les arbres semblaient
figés comme s'ils avaient peur de gaspiller leur précieuse sève.
Dissimulé dans
les hautes ramures d’un chêne, dans une zone d'ombre où il était plus facile de
voir sans être vu, poste stratégique, un geai à l’œil vif lissait
consciencieusement les longues plumes de ses ailes. Tôt le matin, il s’était
abattu sur une imposante fourmilière constituée en surface d'un dôme
d'aiguilles de pin empilées, ailes largement déployées, se laissant envahir par
une armée de guerrières farouches. Celles-ci, quelque peu engourdies par la
froidure matinale, avaient pourtant réagi avec vigueur et s'étaient
profondément insinuées dans son plumage, le déparasitant de tous les importuns
en utilisant leur redoutable acide formique.
L'oiseau aux jolies petites plumes bleues bordant une partie de l'extrémité inférieure de ses ailes recourait fréquemment à cette méthode de nettoyage, bénéficiant de l'aide inconsciente d'une armée sans cesse sur le qui-vive et prête à se sacrifier pour la survie de sa colonie.
Les corneilles
du coin et de nombreuses autres espèces ailées connaissaient aussi cette
combine. Les oiseaux s'observaient entre eux et reproduisaient les
comportements qui leur paraissaient bénéfiques. Conséquences de ces imitations,
certains jours la fourmilière subissait de fréquents dérangements et se
transformait en véritable champ de bataille. Malgré leurs déboires successifs,
les guerrières rouges de l'espèce la plus agressive s'acharnaient et
reconstituaient inlassablement le dôme de leur palais souterrain.
Débarrassé de la
vermine avide et prompte à se soustraire à l’emprise de son bec par cet
ingénieux procédé, le geai s’était vigoureusement secoué avant de regagner la
sécurité de son arbre favori : un vieux chêne au tronc torturé dont les
immenses ramures se mélangeaient avec celles d’autres essences, un patriarche
au feuillage si épais qu’un fauve en pleine sieste ou à l'affût d'une proie
n’aurait pu s’y discerner aisément.
L’oiseau
remettait méticuleusement de l’ordre dans sa tenue tout en gardant un œil
vigilant sur ce qu'il se passait dans la petite clairière et ses alentours.
Pleine de danger et de prédateurs en quête de la moindre opportunité, la forêt
se révélait impitoyable pour qui ne se tenait pas sur ses gardes et faisait
preuve d’insouciance. Le chat sauvage et le lynx apparaissaient silencieusement
aux endroits où on ne les y attendait pas, et si on avait décelé leur approche
et qu'on se concentrait dessus pour ne pas se retrouver étriper par des griffes
acérées, le danger venait brusquement du ciel sous la forme d’un bec crochu et
de deux serres puissantes: l'autour aux ailes trapues surgissait d'entre les
arbres les plus resserrés avec une incroyable aisance et poursuivait sa proie
dans les buissons les plus touffus. Proie qui n'avait que peu de chance
d'échapper à un tel virtuose.
Les serpents se
faufilant entre les herbes et les broussailles, grimpant dans les arbres et
confondant habilement leur livrée avec la végétation environnante ne se
montraient pas plus cléments. Les renards s'avéraient habiles, les blaireaux
profiteurs, les belettes et les martres d'une rapidité foudroyante. En fait,
les prédateurs ne manquaient pas, chacun d'eux utilisant sa propre stratégie
découlant d'un passé entaché de nombreux insuccès.
Et puis… il y
avait aussi les geais du voisinage, des rivaux opportunistes qui tentaient plus
ou moins d’usurper son domaine et de l’en évincer à la première occasion. Il
fallait rester vigilant et se montrer aussi impitoyable que les autres pour
conserver la jouissance de son territoire et la prérogative de s'accoupler avec
toutes les belles de passage.
L’hiver s’était montré interminable, d’une rare rigueur.
Il avait enserré avec âpreté tout ce qu’il avait pu saisir sous son étreinte
glacée, fortement durci les sols et recouvert d’épaisses couches de neige les
moindres surfaces disponibles, dissimulant les nombreuses cachettes où les
petits animaux avaient patiemment engrangé des provisions en prévision de
périodes difficiles. Il avait poussé son emprise jusqu'à s'infiltrer dans les
interstices rocheux les plus minimes, avait isolé lacs et cours d’eau et
transformé les deux cascades en silhouettes fantomatiques et brillantes.
Véritables repères stratégiques dans cette nature
insoumise, ces deux cascades érigées comme d'insurmontables obstacles
vomissaient des flots tumultueux qui dévalaient les pentes en décrivant de
nombreuses courbes et se rejoignaient dans l'épaisseur d'une sombre forêt comme
deux serpents amoureusement enlacés. Il aurait été bien difficile pour des
chasseurs étrangers en expédition de comprendre ce qui se passait à
l'emplacement de ces amours fluviaux, les eaux limpides en provenance des
lointaines montagnes se trouvant soudainement entachées par les flots limoneux
rejetés par les collines avoisinantes.
Tardif, le printemps n’avait pas fait preuve d’une grande mansuétude, alternant périodes de pluies et de vent froid. Perce-neige et bulbes de crocus, indispensables pour la bonne santé des ours à la sortie d‘une longue période d’hivernation, ne serait-ce que pour remettre en service leur système digestif encore léthargique, s’étaient révélés d’une médiocre qualité et difficiles à détecter.
Pourtant, depuis
trois jours, aux premières révélations de l’été, le soleil régnait en maître
dans un ciel d’azur.
Conséquence inévitable de ce brusque changement de
climat, une chaleur lourde et oppressante enserrait la nature dans un étau
moite à la limite du supportable. Le ciel se fâcherait bien avant que les
dernières lueurs du jour ne se soient estompées. Sa colère n'épargnerait
personne. A tout moment, les orages redoutés menaçaient de sévir violemment.
L'ours, un colosse puissamment armé de griffes et de
crocs et entièrement recouvert d'une toison évoluant vers le fauve sombre à
mesure qu'il vieillissait, avait passé les périodes froides dans une tanière
qu'il s'était creusée au-dessous d'une vieille souche. Une cachette sûre,
difficile à découvrir dans un petit replat d'une pente abrupte et que des
épaisseurs de neige dissimulaient totalement. Il s'était pour la première fois
abstenu de prendre le risque de se faire surprendre dans les profondeurs d'une
grotte obscure. Pas qu'il redoutât de se mesurer aux hommes qu'il considérait
de son point de vue de prédateur comme des êtres chétifs et inconséquents, mais
parce que ceux-ci possédaient une arme bien plus redoutable que celles dont la
nature l'avait doté, et qu'ils s'en servaient à plus ou moins bon escient,
lorsque le hasard voulait qu'ils se retrouvassent face à face… Mais… était-ce
bien le hasard ?
Les hommes qu'il
rencontrait de temps à autre sur les bords de la rivière, ceux de cette tribu
qui partageaient son domaine, le concurrençaient sournoisement sur ses lieux de
pêche et de collecte végétale. S'ils le
pistaient de temps à autre pour l'observer en toute impunité, ce qu'ils
croyaient à tort, ils lui laissaient toujours le passage et s'esquivaient
prudemment dès que la distance de sécurité les séparant et que la géographie
des lieux ne se prêtait plus à une retraite rapide. Ces hommes connaissaient
une grande partie des grottes de son territoire, les visitaient avec des
arrière-pensées malsaines pour sa fourrure quand il ne s'y trouvait pas,
croyant en toute simplicité qu'il ne s'apercevrait pas de leur intrusion. Mais
les hommes ne possédaient pas son flair développé à l'extrême, un atout de tout
premier ordre qu'il était bien difficile de tromper. Avaient-ils seulement
conscience de cette supériorité ? Des parcelles de leurs odeurs flottaient
encore longtemps après leur passage, leur hygiène laissant à désirer. Les
suivre à la trace ne demandait que peu d'efforts. Sa truffe noire et mobile les
détectait avec finesse.
Certains d'entre
eux, des primitifs à la démarche encore légèrement courbée, dégageaient des
émanations si pestilentielles que l'ours lui-même ne retrouvait pas ses propres
marques odorantes et en venait à se demander s'il ne s'était pas trompé de
tanière. Ces grossiers personnages ne méritaient que de finir entre les crocs
des hyènes difficiles à écœurer lorsqu'il s'agissait de se sustenter…
L'ours n'aimait
pas être dérangé quand il sommeillait, masse sombre dissimulée dans une
inquiétante pénombre, un œil et une oreille toujours à l'affût. Le surprendre
relevait d'un regrettable manque de vigilance ou d'une inconscience encore plus
impardonnable. Les hommes le cherchaient-ils lorsqu'ils s'ingéraient dans sa
vie privée en osant fouler de leurs pieds ce qui pourraient bien finir par
devenir leur tombeau ? L'ours ne se posait pas la question et réglait ses
problèmes à son image…
Plusieurs fois,
en provenance du petit sentier situé en contrebas, il avait perçu des bribes de
ce langage fait d'une suite de sons propre à ceux qui marchent debout. Les
hommes se déplaçaient rarement seuls et se montraient souvent bruyants. Bien
trop bruyants ! Mais ils n'avaient pas décelé sa présence et lui-même s'était
abstenu d'effectuer le moindre mouvement.
Quelques saisons
auparavant, moins sûr de lui et plus ignorant des comportements humains et de
leurs limites, il aurait émergé de sa cachette dans une gerbe de neige en
rugissant sauvagement, déclenchant la plus grande des confusions, de peur de se
faire étriper dans la chaleur confortable de son logis. L'attaque s'avérait
souvent la meilleure défense. Alliée à la surprise elle semait la terreur et
assurait la victoire.
Non
loin du chêne où le geai continuait à lisser ses plumes, l’ours, mollement
étendu sur une litière de fougères écrasées à l’ombre d’un massif de grands
noisetiers, percevait que le temps allait rapidement changer. Sa longue
expérience et les nombreuses fois où il s’était fait surprendre l’incitaient à
attendre patiemment que le temps se rafraîchisse. S’il se tenait tranquille,
râlant de temps à autre pour souligner son inconfort, il n’en allait pas de
même pour les insectes. Ceux-ci s’énervaient, devenaient plus agressifs et
tourbillonnaient sans relâche autour de son épaisse fourrure, s’y perdant par
escouades suicidaires. Il n’en avait cure, cette dernière le protégeant
efficacement contre toute piqûre.
Il aurait fallu
être d’une vigueur exceptionnelle pour traverser la jungle de ses grosses
bourres collantes et nauséabondes, entremêlées entre elles, infranchissable
barrière. Les abeilles en faisaient l'expérience lorsqu'elles tentaient de
l’empêcher de détruire leurs résidences et de se gaver du fruit de leur labeur.
Elles s'empêtraient furieusement dans les grosses bourres de poils dissimulant
une musculature athlétique et l’impudent les ignorait totalement, ne leur
laissant pour toute consolation que les débris d’une architecture savamment
élaborée et parfaitement nettoyée.
Pourtant, malgré cette canicule l’incitant à ne pas se
dépenser, l’ours agita sa tête massive et se leva pesamment. Abandonner sa
cachette discrète lui coûtait mais, bien qu’il y fut habitué, le bourdonnement
continuel de son environnement l’agaçait. S’y soustraire relevait de la
sagesse…
En contrebas, à plusieurs centaines de pas de sa litière
et au-delà du massif forestier dans lequel il fainéantait et de la large zone
palustre la séparant de lui, la rivière chantait, limpide, écoulant ses eaux
fraîches et attrayantes. L'ours ressentit l’envie soudaine d’aller s’y baigner,
de s’immerger complètement dans les tourbillons argentés, de profiter de cette
fraîcheur dont il avait besoin et qu’elle ne manquerait pas de lui procurer.
Mais… descendre la pente escarpée par une chaleur pareille demandait de gros
efforts. Ces efforts nécessitaient une certaine volonté et de la volonté, cet
après-midi là, l’ours n’en avait aucune, sinon celle de ne rien faire.
Après quelques pas comptés, ayant contourné un bloc
rocheux entièrement recouvert de mousses grisâtres, il s’affala de toute sa
masse dans une enclave de grandes carottes sauvages, dérangeant d’un seul coup
des milliers de petites guêpes butineuses. La chance n’était pas de son côté.
Aucune grâce ne l’épargnerait de la ronde des insectes vulnérants. Maîtres de
l’espace aérien immédiat, ceux-ci l’occupaient à outrance.
Se roulant sur
le dos, l’ours porta l’une de ses pattes avant à son museau et se mit à lécher
consciencieusement le large coussinet de son énorme paume.
Toujours perché dans les ramures de son grand chêne, le
geai abandonna sa toilette et l’observa avec plus d’inquiétude que d’intérêt.
Sa connaissance des animaux de la forêt l’incitait à se montrer méfiant envers
certains personnages... La débonnaire et nonchalante démarche habituelle de
l’ours ne le trompait pas. Mais, voyant qu'il ne cherchait qu’un peu de
fraîcheur en s’étalant au cœur d’un nuage bourdonnant, l’oiseau ne poussa pas
son cri d’alarme et conserva un œil attentif. En tant que gardien de la forêt
on ne le bernait pas facilement et il se devait d’accomplir cette tâche ingrate
avec une conscience propre à ceux de son espèce. Tâche qui lui valait la
déplorable et discriminatoire appellation de dénonciateur de la part des hommes
qui lui reprochaient souvent de dévoiler leur approche à un gibier prompt à
s'éclipser. Certains, voués depuis leur naissance à une destinée des plus
tragiques, en profitaient largement et comptaient sur son zèle pour déguerpir à
temps et la prolonger un peu.
Le geai ne se trouvait pas seul dans l’arbre colossal.
Sous la surveillance d’un épervier en embuscade et en attente d’un moment
propice, des mésanges nullement incommodées par la chaleur et ne tenant pas en
place naviguaient en tous sens, profitant de l’égarement des insectes pour s’en
goberger. Un écureuil que la curiosité n’avait d’égal que sa gourmandise
descendit le long du tronc crevassé, longea de grosses racines noueuses et
sauta lestement sur le rocher. Là, les pattes étirées et la tête vers le bas,
il examina attentivement le plantigrade. Son audace frisait l’insolence. Ses
grands yeux foncés qui lui mangeaient une grande partie de sa petite frimousse
rousse ne perdaient rien des mouvements du puissant prédateur. Pour mieux le
voir, il alla même jusqu’à se pencher dangereusement dans le vide en s’accrochant
aux mousses de toutes ses griffes dans une position acrobatique. Ce n’était pas
tous les jours que l’on pouvait se risquer à observer un ours des cavernes de
si près, l'un de ceux puissamment armés par la nature et ne tolérant pas
d'autres que lui sur ce qu'il considérait comme son territoire. Il ne fallait
surtout pas rater une telle occasion, mais en prendre sa ration. On en oubliait
toute prudence…
L’ours affalé dans le massif de carottes sauvages
concentrait toute l’attention du petit écureuil se croyant en sécurité sur son
promontoire moussu. Or, bien plus difficile à détecter, le danger vint d’en
haut, par la voie des airs…
Suivi d’une fuite précipitée, l’avertissement du geai
retentit trop tard. Surpris, l’ours se redressa brutalement quand l’autour à
l’affût d’une aubaine s’abattit d’un seul coup sur le rocher, arrachant un cri
perçant au petit écureuil qu’il enserrait inexorablement dans ses serres
puissantes. Le temps de lever une patte armée de redoutables griffes et le
rapace reprenait son essor sans lâcher sa proie agonisante. Cela s’était passé
vite, très vite, et l’ours grognait de mécontentement. Il ne recherchait que la
tranquillité, n’aimait pas se faire surprendre ainsi.
Le rapace disparut dans le ciel et regagna son aire
située dans les hauteurs inaccessibles d’un piton rocheux, vestige d’anciennes
falaises basaltiques largement érodées par les vents et les pluies.
L’ours, toujours
grognant pour exprimer sa mauvaise humeur, se força à descendre un peu plus bas
en direction de l’attirante rivière. La respiration rauque, il se glissa dans
l’ombre d’une longue avancée d’arbrisseaux puis se roula avec délectation dans
l’humidité de la première zone palustre qu’il rencontra, écartant les hautes
feuilles fragiles des plantains d’eau, des saponaires et des populages. Sous
son poids, l’eau dissimulée sous le tissu racinaire et les feuillages étalés
remonta à la surface, pénétra sa fourrure brûlante et le rafraîchit.
Puis, à force de se rouler au sol et de se traîner à plat
ventre dans des nappes d’eau de plus en plus profondes, écrasant les grands
iris en pleine floraison et toute une végétation inféodée à ce milieu
aquatique, le plantigrade se retrouva complètement immergé dans une anse
entièrement recouverte de lentilles d’eau. Une flopée de grenouilles
effarouchées se retrancha dans les profondeurs et se dissimula parmi les
élodées avec lesquelles elle confondit ses couleurs.
Touche bleue sur
cette aquarelle de verdure et perché sur un branchage cerné de grands nénuphars
aux hampes turgescentes, un martin pêcheur décolla précipitamment et alla se
jucher dans des hauteurs plus sécurisantes. Au-dessus de lui et en équilibre
dans les ramures d’un aulne gigantesque, une dizaine de hérons cendrés
n’avaient rien perdu de la débandade des batraciens. Ils attendraient patiemment le départ du plantigrade pour se
livrer à leur pêche favorite.
Plus bas, dans
l’obscurité de l’inextricable fouillis des basses ramures caressant l’eau et
des nombreuses racines aériennes entremêlées, des poules d’eau s’appelaient
entre elles, se donnaient l’alarme, confondaient leur plumage avec l’ombre des
feuillages. Les canards de passage avaient immédiatement cessé de farfouiller
la vase en quête de petits crustacés et quittaient prudemment les lieux,
gagnant eux aussi les zones d’ombre, imités par les loutres volages et les rats
d’eau prudents.
Un grand élan mâle dans la pleine force de l'âge et
enfoncé dans l'eau jusqu'au poitrail releva sa tête massive, la gueule emplie
d'herbes aquatiques. Il prit le temps de la déglutir tout en examinant ce
nouveau venu avant de faire demi-tour sans se presser et s'éloigna pour se
mettre en sécurité.
De toute évidence la confiance ne régnait pas. Puissant
et imprévisible, l’ours n’était pas le bienvenu. Même si son attitude trahissait
des intentions pacifiques, chacun tenait à conserver une distance respectueuse
et salutaire.