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LA GRIFFE
8 septembre 2009

L'EPREUVE IMPOSSIBLE chapitre 1

Le temps était lourd, l'atmosphère pesante. L'air manquait. Aucun bruissement ne filtrait des feuillages. Aucun souffle de vent ne venait les agiter. Les arbres semblaient figés comme s'ils avaient peur de gaspiller leur précieuse sève.

Dissimulé dans les hautes ramures d’un chêne, dans une zone d'ombre où il était plus facile de voir sans être vu, poste stratégique, un geai à l’œil vif lissait consciencieusement les longues plumes de ses ailes. Tôt le matin, il s’était abattu sur une imposante fourmilière constituée en surface d'un dôme d'aiguilles de pin empilées, ailes largement déployées, se laissant envahir par une armée de guerrières farouches. Celles-ci, quelque peu engourdies par la froidure matinale, avaient pourtant réagi avec vigueur et s'étaient profondément insinuées dans son plumage, le déparasitant de tous les importuns en utilisant leur redoutable acide formique.

L'oiseau aux jolies petites plumes bleues bordant une partie de l'extrémité inférieure de ses ailes recourait fréquemment à cette méthode de nettoyage, bénéficiant de l'aide inconsciente d'une armée sans cesse sur le qui-vive et prête à se sacrifier pour la survie de sa colonie.

Les corneilles du coin et de nombreuses autres espèces ailées connaissaient aussi cette combine. Les oiseaux s'observaient entre eux et reproduisaient les comportements qui leur paraissaient bénéfiques. Conséquences de ces imitations, certains jours la fourmilière subissait de fréquents dérangements et se transformait en véritable champ de bataille. Malgré leurs déboires successifs, les guerrières rouges de l'espèce la plus agressive s'acharnaient et reconstituaient inlassablement le dôme de leur palais souterrain.

Débarrassé de la vermine avide et prompte à se soustraire à l’emprise de son bec par cet ingénieux procédé, le geai s’était vigoureusement secoué avant de regagner la sécurité de son arbre favori : un vieux chêne au tronc torturé dont les immenses ramures se mélangeaient avec celles d’autres essences, un patriarche au feuillage si épais qu’un fauve en pleine sieste ou à l'affût d'une proie n’aurait pu s’y discerner aisément.

L’oiseau remettait méticuleusement de l’ordre dans sa tenue tout en gardant un œil vigilant sur ce qu'il se passait dans la petite clairière et ses alentours. Pleine de danger et de prédateurs en quête de la moindre opportunité, la forêt se révélait impitoyable pour qui ne se tenait pas sur ses gardes et faisait preuve d’insouciance. Le chat sauvage et le lynx apparaissaient silencieusement aux endroits où on ne les y attendait pas, et si on avait décelé leur approche et qu'on se concentrait dessus pour ne pas se retrouver étriper par des griffes acérées, le danger venait brusquement du ciel sous la forme d’un bec crochu et de deux serres puissantes: l'autour aux ailes trapues surgissait d'entre les arbres les plus resserrés avec une incroyable aisance et poursuivait sa proie dans les buissons les plus touffus. Proie qui n'avait que peu de chance d'échapper à un tel virtuose.

Les serpents se faufilant entre les herbes et les broussailles, grimpant dans les arbres et confondant habilement leur livrée avec la végétation environnante ne se montraient pas plus cléments. Les renards s'avéraient habiles, les blaireaux profiteurs, les belettes et les martres d'une rapidité foudroyante. En fait, les prédateurs ne manquaient pas, chacun d'eux utilisant sa propre stratégie découlant d'un passé entaché de nombreux insuccès.

Et puis… il y avait aussi les geais du voisinage, des rivaux opportunistes qui tentaient plus ou moins d’usurper son domaine et de l’en évincer à la première occasion. Il fallait rester vigilant et se montrer aussi impitoyable que les autres pour conserver la jouissance de son territoire et la prérogative de s'accoupler avec toutes les belles de passage.

 L’hiver s’était montré interminable, d’une rare rigueur. Il avait enserré avec âpreté tout ce qu’il avait pu saisir sous son étreinte glacée, fortement durci les sols et recouvert d’épaisses couches de neige les moindres surfaces disponibles, dissimulant les nombreuses cachettes où les petits animaux avaient patiemment engrangé des provisions en prévision de périodes difficiles. Il avait poussé son emprise jusqu'à s'infiltrer dans les interstices rocheux les plus minimes, avait isolé lacs et cours d’eau et transformé les deux cascades en silhouettes fantomatiques et brillantes.

 Véritables repères stratégiques dans cette nature insoumise, ces deux cascades érigées comme d'insurmontables obstacles vomissaient des flots tumultueux qui dévalaient les pentes en décrivant de nombreuses courbes et se rejoignaient dans l'épaisseur d'une sombre forêt comme deux serpents amoureusement enlacés. Il aurait été bien difficile pour des chasseurs étrangers en expédition de comprendre ce qui se passait à l'emplacement de ces amours fluviaux, les eaux limpides en provenance des lointaines montagnes se trouvant soudainement entachées par les flots limoneux rejetés par les collines avoisinantes.

Tardif, le printemps n’avait pas fait preuve d’une grande mansuétude, alternant périodes de pluies et de vent froid. Perce-neige et bulbes de crocus, indispensables pour la bonne santé des ours à la sortie d‘une longue période d’hivernation, ne serait-ce que pour remettre en service leur système digestif encore léthargique, s’étaient révélés d’une médiocre qualité et difficiles à détecter.

Pourtant, depuis trois jours, aux premières révélations de l’été, le soleil régnait en maître dans un ciel d’azur.

 Conséquence inévitable de ce brusque changement de climat, une chaleur lourde et oppressante enserrait la nature dans un étau moite à la limite du supportable. Le ciel se fâcherait bien avant que les dernières lueurs du jour ne se soient estompées. Sa colère n'épargnerait personne. A tout moment, les orages redoutés menaçaient de sévir violemment.

 L'ours, un colosse puissamment armé de griffes et de crocs et entièrement recouvert d'une toison évoluant vers le fauve sombre à mesure qu'il vieillissait, avait passé les périodes froides dans une tanière qu'il s'était creusée au-dessous d'une vieille souche. Une cachette sûre, difficile à découvrir dans un petit replat d'une pente abrupte et que des épaisseurs de neige dissimulaient totalement. Il s'était pour la première fois abstenu de prendre le risque de se faire surprendre dans les profondeurs d'une grotte obscure. Pas qu'il redoutât de se mesurer aux hommes qu'il considérait de son point de vue de prédateur comme des êtres chétifs et inconséquents, mais parce que ceux-ci possédaient une arme bien plus redoutable que celles dont la nature l'avait doté, et qu'ils s'en servaient à plus ou moins bon escient, lorsque le hasard voulait qu'ils se retrouvassent face à face… Mais… était-ce bien le hasard ?

Les hommes qu'il rencontrait de temps à autre sur les bords de la rivière, ceux de cette tribu qui partageaient son domaine, le concurrençaient sournoisement sur ses lieux de pêche et de collecte végétale. S'ils le pistaient de temps à autre pour l'observer en toute impunité, ce qu'ils croyaient à tort, ils lui laissaient toujours le passage et s'esquivaient prudemment dès que la distance de sécurité les séparant et que la géographie des lieux ne se prêtait plus à une retraite rapide. Ces hommes connaissaient une grande partie des grottes de son territoire, les visitaient avec des arrière-pensées malsaines pour sa fourrure quand il ne s'y trouvait pas, croyant en toute simplicité qu'il ne s'apercevrait pas de leur intrusion. Mais les hommes ne possédaient pas son flair développé à l'extrême, un atout de tout premier ordre qu'il était bien difficile de tromper. Avaient-ils seulement conscience de cette supériorité ? Des parcelles de leurs odeurs flottaient encore longtemps après leur passage, leur hygiène laissant à désirer. Les suivre à la trace ne demandait que peu d'efforts. Sa truffe noire et mobile les détectait avec finesse.

Certains d'entre eux, des primitifs à la démarche encore légèrement courbée, dégageaient des émanations si pestilentielles que l'ours lui-même ne retrouvait pas ses propres marques odorantes et en venait à se demander s'il ne s'était pas trompé de tanière. Ces grossiers personnages ne méritaient que de finir entre les crocs des hyènes difficiles à écœurer lorsqu'il s'agissait de se sustenter…

L'ours n'aimait pas être dérangé quand il sommeillait, masse sombre dissimulée dans une inquiétante pénombre, un œil et une oreille toujours à l'affût. Le surprendre relevait d'un regrettable manque de vigilance ou d'une inconscience encore plus impardonnable. Les hommes le cherchaient-ils lorsqu'ils s'ingéraient dans sa vie privée en osant fouler de leurs pieds ce qui pourraient bien finir par devenir leur tombeau ? L'ours ne se posait pas la question et réglait ses problèmes à son image…

Plusieurs fois, en provenance du petit sentier situé en contrebas, il avait perçu des bribes de ce langage fait d'une suite de sons propre à ceux qui marchent debout. Les hommes se déplaçaient rarement seuls et se montraient souvent bruyants. Bien trop bruyants ! Mais ils n'avaient pas décelé sa présence et lui-même s'était abstenu d'effectuer le moindre mouvement.

Quelques saisons auparavant, moins sûr de lui et plus ignorant des comportements humains et de leurs limites, il aurait émergé de sa cachette dans une gerbe de neige en rugissant sauvagement, déclenchant la plus grande des confusions, de peur de se faire étriper dans la chaleur confortable de son logis. L'attaque s'avérait souvent la meilleure défense. Alliée à la surprise elle semait la terreur et assurait la victoire.

 Non loin du chêne où le geai continuait à lisser ses plumes, l’ours, mollement étendu sur une litière de fougères écrasées à l’ombre d’un massif de grands noisetiers, percevait que le temps allait rapidement changer. Sa longue expérience et les nombreuses fois où il s’était fait surprendre l’incitaient à attendre patiemment que le temps se rafraîchisse. S’il se tenait tranquille, râlant de temps à autre pour souligner son inconfort, il n’en allait pas de même pour les insectes. Ceux-ci s’énervaient, devenaient plus agressifs et tourbillonnaient sans relâche autour de son épaisse fourrure, s’y perdant par escouades suicidaires. Il n’en avait cure, cette dernière le protégeant efficacement contre toute piqûre.

Il aurait fallu être d’une vigueur exceptionnelle pour traverser la jungle de ses grosses bourres collantes et nauséabondes, entremêlées entre elles, infranchissable barrière. Les abeilles en faisaient l'expérience lorsqu'elles tentaient de l’empêcher de détruire leurs résidences et de se gaver du fruit de leur labeur. Elles s'empêtraient furieusement dans les grosses bourres de poils dissimulant une musculature athlétique et l’impudent les ignorait totalement, ne leur laissant pour toute consolation que les débris d’une architecture savamment élaborée et parfaitement nettoyée.

 Pourtant, malgré cette canicule l’incitant à ne pas se dépenser, l’ours agita sa tête massive et se leva pesamment. Abandonner sa cachette discrète lui coûtait mais, bien qu’il y fut habitué, le bourdonnement continuel de son environnement l’agaçait. S’y soustraire relevait de la sagesse…

 En contrebas, à plusieurs centaines de pas de sa litière et au-delà du massif forestier dans lequel il fainéantait et de la large zone palustre la séparant de lui, la rivière chantait, limpide, écoulant ses eaux fraîches et attrayantes. L'ours ressentit l’envie soudaine d’aller s’y baigner, de s’immerger complètement dans les tourbillons argentés, de profiter de cette fraîcheur dont il avait besoin et qu’elle ne manquerait pas de lui procurer. Mais… descendre la pente escarpée par une chaleur pareille demandait de gros efforts. Ces efforts nécessitaient une certaine volonté et de la volonté, cet après-midi là, l’ours n’en avait aucune, sinon celle de ne rien faire.

 Après quelques pas comptés, ayant contourné un bloc rocheux entièrement recouvert de mousses grisâtres, il s’affala de toute sa masse dans une enclave de grandes carottes sauvages, dérangeant d’un seul coup des milliers de petites guêpes butineuses. La chance n’était pas de son côté. Aucune grâce ne l’épargnerait de la ronde des insectes vulnérants. Maîtres de l’espace aérien immédiat, ceux-ci l’occupaient à outrance.

Se roulant sur le dos, l’ours porta l’une de ses pattes avant à son museau et se mit à lécher consciencieusement le large coussinet de son énorme paume.

 Toujours perché dans les ramures de son grand chêne, le geai abandonna sa toilette et l’observa avec plus d’inquiétude que d’intérêt. Sa connaissance des animaux de la forêt l’incitait à se montrer méfiant envers certains personnages... La débonnaire et nonchalante démarche habituelle de l’ours ne le trompait pas. Mais, voyant qu'il ne cherchait qu’un peu de fraîcheur en s’étalant au cœur d’un nuage bourdonnant, l’oiseau ne poussa pas son cri d’alarme et conserva un œil attentif. En tant que gardien de la forêt on ne le bernait pas facilement et il se devait d’accomplir cette tâche ingrate avec une conscience propre à ceux de son espèce. Tâche qui lui valait la déplorable et discriminatoire appellation de dénonciateur de la part des hommes qui lui reprochaient souvent de dévoiler leur approche à un gibier prompt à s'éclipser. Certains, voués depuis leur naissance à une destinée des plus tragiques, en profitaient largement et comptaient sur son zèle pour déguerpir à temps et la prolonger un peu.

 Le geai ne se trouvait pas seul dans l’arbre colossal. Sous la surveillance d’un épervier en embuscade et en attente d’un moment propice, des mésanges nullement incommodées par la chaleur et ne tenant pas en place naviguaient en tous sens, profitant de l’égarement des insectes pour s’en goberger. Un écureuil que la curiosité n’avait d’égal que sa gourmandise descendit le long du tronc crevassé, longea de grosses racines noueuses et sauta lestement sur le rocher. Là, les pattes étirées et la tête vers le bas, il examina attentivement le plantigrade. Son audace frisait l’insolence. Ses grands yeux foncés qui lui mangeaient une grande partie de sa petite frimousse rousse ne perdaient rien des mouvements du puissant prédateur. Pour mieux le voir, il alla même jusqu’à se pencher dangereusement dans le vide en s’accrochant aux mousses de toutes ses griffes dans une position acrobatique. Ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait se risquer à observer un ours des cavernes de si près, l'un de ceux puissamment armés par la nature et ne tolérant pas d'autres que lui sur ce qu'il considérait comme son territoire. Il ne fallait surtout pas rater une telle occasion, mais en prendre sa ration. On en oubliait toute prudence…

 L’ours affalé dans le massif de carottes sauvages concentrait toute l’attention du petit écureuil se croyant en sécurité sur son promontoire moussu. Or, bien plus difficile à détecter, le danger vint d’en haut, par la voie des airs…

 Suivi d’une fuite précipitée, l’avertissement du geai retentit trop tard. Surpris, l’ours se redressa brutalement quand l’autour à l’affût d’une aubaine s’abattit d’un seul coup sur le rocher, arrachant un cri perçant au petit écureuil qu’il enserrait inexorablement dans ses serres puissantes. Le temps de lever une patte armée de redoutables griffes et le rapace reprenait son essor sans lâcher sa proie agonisante. Cela s’était passé vite, très vite, et l’ours grognait de mécontentement. Il ne recherchait que la tranquillité, n’aimait pas se faire surprendre ainsi.

 Le rapace disparut dans le ciel et regagna son aire située dans les hauteurs inaccessibles d’un piton rocheux, vestige d’anciennes falaises basaltiques largement érodées par les vents et les pluies.

L’ours, toujours grognant pour exprimer sa mauvaise humeur, se força à descendre un peu plus bas en direction de l’attirante rivière. La respiration rauque, il se glissa dans l’ombre d’une longue avancée d’arbrisseaux puis se roula avec délectation dans l’humidité de la première zone palustre qu’il rencontra, écartant les hautes feuilles fragiles des plantains d’eau, des saponaires et des populages. Sous son poids, l’eau dissimulée sous le tissu racinaire et les feuillages étalés remonta à la surface, pénétra sa fourrure brûlante et le rafraîchit.

 Puis, à force de se rouler au sol et de se traîner à plat ventre dans des nappes d’eau de plus en plus profondes, écrasant les grands iris en pleine floraison et toute une végétation inféodée à ce milieu aquatique, le plantigrade se retrouva complètement immergé dans une anse entièrement recouverte de lentilles d’eau. Une flopée de grenouilles effarouchées se retrancha dans les profondeurs et se dissimula parmi les élodées avec lesquelles elle confondit ses couleurs.

Touche bleue sur cette aquarelle de verdure et perché sur un branchage cerné de grands nénuphars aux hampes turgescentes, un martin pêcheur décolla précipitamment et alla se jucher dans des hauteurs plus sécurisantes. Au-dessus de lui et en équilibre dans les ramures d’un aulne gigantesque, une dizaine de hérons cendrés n’avaient rien perdu de la débandade des batraciens. Ils attendraient patiemment le départ du plantigrade pour se livrer à leur pêche favorite.

Plus bas, dans l’obscurité de l’inextricable fouillis des basses ramures caressant l’eau et des nombreuses racines aériennes entremêlées, des poules d’eau s’appelaient entre elles, se donnaient l’alarme, confondaient leur plumage avec l’ombre des feuillages. Les canards de passage avaient immédiatement cessé de farfouiller la vase en quête de petits crustacés et quittaient prudemment les lieux, gagnant eux aussi les zones d’ombre, imités par les loutres volages et les rats d’eau prudents.

 Un grand élan mâle dans la pleine force de l'âge et enfoncé dans l'eau jusqu'au poitrail releva sa tête massive, la gueule emplie d'herbes aquatiques. Il prit le temps de la déglutir tout en examinant ce nouveau venu avant de faire demi-tour sans se presser et s'éloigna pour se mettre en sécurité.

 De toute évidence la confiance ne régnait pas. Puissant et imprévisible, l’ours n’était pas le bienvenu. Même si son attitude trahissait des intentions pacifiques, chacun tenait à conserver une distance respectueuse et salutaire.

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